mardi 13 décembre 2016

Ceci n'est pas une trace

Cette image est depuis quelques années mon avatar sur le Web. Ce choix n'est pas fortuit, ce n'est pas juste une belle image de montagne, c'est - si j'ose employer cette formule un peu arrogante - une métaphore de la sémiotique. Elle tente d'illustrer ce que Willard Van Orman Quine a nommé dès 1960 dans son ouvrage “Word and Object” (Le Mot et la Chose) l'inscrutabilité de la référence. Sa légende est bien sûre empruntée à René Magritte et à sa Trahison des Images (au passage il vous reste un peu plus d'un mois pour ne pas rater l'exposition éponyme qui lui est consacrée au Centre Pompidou).




Ceci n'est pas une trace

Cette image nous fait signe. A chacun de nous, suivant son vécu et sa culture, elle évoquera quelque chose de différent, ou rien du tout. Mais que désigne cette image? Autrement dit à quoi fait-elle référence? Si on la soumet à un logiciel de reconnaissance de forme un peu malin, comme Google Show and Tell, (ou celui qui est implémenté nativement dans votre cerveau) on aura sans doute une réponse du genre "Paysage de montagne en hiver, avec trace de promeneur". Peut-être même le logiciel arrivera-t-il à distinguer qu'il s'agit d'une trace de raquettes et non de skis, et qu'il est passé là plus d’une personne. La résolution de l’image, et l’état de la trace elle-même ne sont sans doute pas suffisantes pour dire à coup sûr dans quel sens la trace a été parcourue, et par combien de personnes.

Maintenant reculons d’un pas. Quelqu'un a pris cette photographie. Est-ce qu’il suit cette trace que d’autres ont laissée? Est-ce qu’il fait partie d’un groupe qui a pris un peu d’avance et a fait la trace devant lui? Est-ce que c’est sa propre trace qu’il regarde en se retournant? L’auteur de la photographie pourrait sans doute répondre à ces questions en utilisant sa mémoire de ce moment et d’autres photographies de la même promenade montrant le paysage sans trace, puis quelqu'un qui fait la trace, et ceux qui le suivent à l’aller, puis leur retour peut-être. Mais il ne le fera pas, pour vous laisser avec la question.

Bien des saisons se sont succédé depuis la prise de cette image, très vite d’autres promeneurs sont passés et ont choisi de suivre cette trace comme on le fait souvent par commodité ou pour ne pas saccager davantage le manteau neigeux, puis une autre chute de neige est venue recouvrir le tout, et au printemps toutes ces traces déjà indéchiffrables sont parties joyeusement vers la vallée en suivant les torrents gonflés de la fonte des neiges. Inutile de retourner sur place pour en savoir davantage sur cette image, sinon peut-être pour voir à quoi l’endroit ressemble quand la neige a fondu.

Cette photographie est donc la trace d’une trace, numérisée dans la mémoire d’un appareil photographique, puis copiée dans un disque dur, puis téléchargée après redécoupage vers quelque serveur Web, puis insérée à nouveau dans ce document, et recopiée dans la copie que vous lisez en ce moment sur un appareil quelconque qui n’a peut-être pas encore été inventé au moment où j’écris, voire même imprimé sur du papier.

Si je choisis cette image pour me représenter, autrement dit pour faire référence à moi, on peut l’interpréter comme on veut : est-ce une trace de moi prise par quelqu'un d’autre, une trace de quelqu'un d’autre prise par moi, une trace de moi prise par moi? Peut-être rien de tout cela, je l’ai peut-être volée quelque part sur le Web parce qu’elle me parlait. J’ai vu l’image et j’ai dit "Tiens, c’est moi, ça". Au fond, peu importe. D'une façon ou d’une autre, je me désigne par cette image. Et à celui qui regarde avec attention, qui accepte d’entrer dans la métaphore, cette image en dit plus sur moi, me représente finalement mieux qu’une photo directe de ma tête avec mon meilleur sourire. Elle dit quelqu'un qui chemine, peut-être pas tout seul, parfois suivant des traces déjà ouvertes, parfois ouvrant la sienne propre. Quiconque a marché dans la neige, seul ou en groupe, saura de quoi il s’agit, à quoi je fais référence. Les autres ne capteront rien, c’est tant pis pour eux comme dans un koan Zen.

Enfin, dernière métaphore, cette image peut symboliser la volatilité des informations. Le support de la trace, que ce soit la neige, le papier ou la donnée numérisée, est voué à disparaître, et souvent avec lui toute trace de la trace si on n’a pris garde de la conserver quelque part, comme je le fais en ce moment. Je dédie donc ce billet non seulement à l’entreprise avec laquelle j'ai cheminé pendant tant d’années, et notamment au collègue soigneux qui m'a permis de retrouver le document à l'origine de ce texte alors que je n'en avais même pas conservé une copie, mais aussi à la mémoire de toutes les œuvres englouties par les ravages du temps, la fonte des neiges ou la marée montante, la bêtise humaine, les incendies, les inondations et l’obsolescence des supports, des livres brûlés de la Bibliothèque d’Alexandrie à nos pages Web disparues sans autre trace qu’une erreur 404, en passant par les programmes enregistrés sur mini-cassettes de mon premier ordinateur en 1984.

Quelles sont les leçons pratiques de cette métaphore dans nos métiers d’ingénieurs philosophiques, selon l’expression de Tim Berners-Lee chère à Alexandre Monnin? On peut considérer que toute ressource (c’est-à-dire tout ce qui peut être identifié dans un système d'information, et singulièrement sur le Web) possède peu ou prou les mêmes caractéristiques que cette image ou ce qu’elle tente de signifier, et doit être vue plus comme une référence dynamique qu’une chose figée une fois pour toutes comme un document imprimé ou un tableau accroché dans un musée. C’est pourquoi ce mot anglais très ambigu resource serait sans doute plus justement traduit en français par référence que par ressource. Sauf à prendre le mot ressource au plus près de sa racine latine resurgere, quelque chose qui resurgit quand on active sa référence (par exemple une URI appelée par une requête Web), autrement dit une chose susceptible de résurgence, voire de résurrection. Ce que la référence cherche à désigner, le référent pour parler le langage de la sémiotique, est toujours en dehors du champ du système d’information, et donc essentiellement ambigu et mobile, toujours prêt à resurgir sous une nouvelle forme.

L’aspect essentiellement insaisissable du référent est accentué par le fait que le signe est statique alors que ce qu’il désigne est en mouvement. La référence tente de capturer un aspect des choses à un moment donné, mais lorsqu'on l’utilise effectivement dans un langage ou un système d’information, les choses ont déjà changé. C'est pourquoi les modes de représentation formelles des choses (les ontologies) ont de réelles difficultés à appréhender la question de la temporalité; la relation entre la persistance du signe et l’instantanéité de la signification est quelque chose de très mal compris, et encore plus mal intégré dans nos technologies du langage et de la connaissance.

On peut aussi considérer à juste titre que la signification de la ressource ne se réalise que dans le processus de résolution de la référence. Sur le Web ce processus est devenu arbitrairement complexe, par le jeu des redirections, des fédérations et négociations de contenu, ce qui fait que la signification d’une référence n’est pas figée, elle est nouvelle à chaque fois que nous l’interrogeons. Une situation non sans analogie avec la mesure en mécanique quantique.

lundi 12 décembre 2016

Eloge des lisières

Le citoyen pressé des villes ne sait plus guère ce que sont exactement des lisières, et le mot lui-même ne lui est guère familier s’il ne parcourt plus à pied campagnes et forêts. S’il en connaît par ouï-dire le sens, il ne l’emploiera guère spontanément. 

Les lisières ne sont pas des frontières, des lignes séparant ceci de cela, même si c'est ainsi qu'elles apparaissent sur les cartes ou vues du ciel. Ce sont des lieux de transition, de passage entre deux mondes. On dirait dans un langage moderne des interfaces. On les remarquait davantage autrefois lorsque les territoires étaient plus étendus et moins morcelés, et les voyages plus lents. Qui a marché des heures dans une forêt profonde et s’apprête à en sortir ressent la lisière comme une attente, puis un basculement. A l'orée d’un monde fractionné, bruissant, foisonnant, où la vue est limitée de toutes parts par l’enchevêtrement du vivant, le regard s’ouvre sur une plaine balayée de lumière et de vent. Tout change, le nombre de dimensions de l’espace, la portée de la lumière et des sons, les parfums, les opportunités et les risques. Le renard ne s’y trompe pas, quittant le couvert il s’arrête pour humer l’air, et observe de tous côtés, y compris vers le ciel d’où pourrait fondre quelque rapace. Au franchissement des lisières il faut comme lui adapter ses réflexes, sa vision du monde et des choses, reprendre ses marques. 

On peut aussi, tel le ramasseur de champignons, longer la lisière comme on marche sur un rivage, qui n’est lui-même qu’une autre espèce de lisière. On y découvre que la vie y est plus riche et plus variée qu’au cœur de la forêt et qu’au milieu de la plaine, profitant à la fois de la fraîcheur de l’une et de la lumière de l’autre. Les hommes ne s’y sont pas trompés, qui ont souvent installé là leurs premiers villages, cultivateurs-éleveurs dans la plaine, et chasseurs-cueilleurs dans la forêt. 

Il est de par le monde des lieux plus singuliers encore où se rencontrent non pas deux territoires, mais trois, quatre ou plus. Des rencontres de lisières, en quelque sorte. On peut passer de la forêt à la plaine en longeant un fleuve, ou encore plus singulièrement à l'embouchure de ce fleuve. Les habitants de ces lieux, en plus des métiers évoqués plus haut, peuvent être également pêcheurs en eau douce et en eau salée, mais aussi sauniers ou coureurs de grève, ou encore naufrageurs, passeurs, contrebandiers et trafiquants de tout poil. 

Mais dans notre monde de plus en plus morcelé, les territoires se sont multipliés et enchevêtrés au point que nous changeons de monde plusieurs fois par jour sans nous en rendre compte, enfermés dans ces bulles physiques, mentales ou virtuelles que nous pensons protectrices. De plus en plus ramifiées, les frontières devenues fractales sont partout, et les territoires qu'elles tentent d'enfermer trop étroits pour qu’on s’y sente vraiment chez soi et en sécurité. Nous ressentons et vivons mal ces intrusions incessantes d’un monde dans un autre, exacerbant ces identités meurtrières que Amin Maalouf a si bien décrites. 

Il est urgent de repenser nos frontières non plus comme des lignes de séparation, mais comme ces interfaces riches que sont les lisières, et les aborder avec à la fois la prudence subtile du renard et l'espoir gourmand du ramasseur de champignons.