mardi 13 décembre 2016

Ceci n'est pas une trace

Cette image est depuis quelques années mon avatar sur le Web. Ce choix n'est pas fortuit, ce n'est pas juste une belle image de montagne, c'est - si j'ose employer cette formule un peu arrogante - une métaphore de la sémiotique. Elle tente d'illustrer ce que Willard Van Orman Quine a nommé dès 1960 dans son ouvrage “Word and Object” (Le Mot et la Chose) l'inscrutabilité de la référence. Sa légende est bien sûre empruntée à René Magritte et à sa Trahison des Images (au passage il vous reste un peu plus d'un mois pour ne pas rater l'exposition éponyme qui lui est consacrée au Centre Pompidou).




Ceci n'est pas une trace

Cette image nous fait signe. A chacun de nous, suivant son vécu et sa culture, elle évoquera quelque chose de différent, ou rien du tout. Mais que désigne cette image? Autrement dit à quoi fait-elle référence? Si on la soumet à un logiciel de reconnaissance de forme un peu malin, comme Google Show and Tell, (ou celui qui est implémenté nativement dans votre cerveau) on aura sans doute une réponse du genre "Paysage de montagne en hiver, avec trace de promeneur". Peut-être même le logiciel arrivera-t-il à distinguer qu'il s'agit d'une trace de raquettes et non de skis, et qu'il est passé là plus d’une personne. La résolution de l’image, et l’état de la trace elle-même ne sont sans doute pas suffisantes pour dire à coup sûr dans quel sens la trace a été parcourue, et par combien de personnes.

Maintenant reculons d’un pas. Quelqu'un a pris cette photographie. Est-ce qu’il suit cette trace que d’autres ont laissée? Est-ce qu’il fait partie d’un groupe qui a pris un peu d’avance et a fait la trace devant lui? Est-ce que c’est sa propre trace qu’il regarde en se retournant? L’auteur de la photographie pourrait sans doute répondre à ces questions en utilisant sa mémoire de ce moment et d’autres photographies de la même promenade montrant le paysage sans trace, puis quelqu'un qui fait la trace, et ceux qui le suivent à l’aller, puis leur retour peut-être. Mais il ne le fera pas, pour vous laisser avec la question.

Bien des saisons se sont succédé depuis la prise de cette image, très vite d’autres promeneurs sont passés et ont choisi de suivre cette trace comme on le fait souvent par commodité ou pour ne pas saccager davantage le manteau neigeux, puis une autre chute de neige est venue recouvrir le tout, et au printemps toutes ces traces déjà indéchiffrables sont parties joyeusement vers la vallée en suivant les torrents gonflés de la fonte des neiges. Inutile de retourner sur place pour en savoir davantage sur cette image, sinon peut-être pour voir à quoi l’endroit ressemble quand la neige a fondu.

Cette photographie est donc la trace d’une trace, numérisée dans la mémoire d’un appareil photographique, puis copiée dans un disque dur, puis téléchargée après redécoupage vers quelque serveur Web, puis insérée à nouveau dans ce document, et recopiée dans la copie que vous lisez en ce moment sur un appareil quelconque qui n’a peut-être pas encore été inventé au moment où j’écris, voire même imprimé sur du papier.

Si je choisis cette image pour me représenter, autrement dit pour faire référence à moi, on peut l’interpréter comme on veut : est-ce une trace de moi prise par quelqu'un d’autre, une trace de quelqu'un d’autre prise par moi, une trace de moi prise par moi? Peut-être rien de tout cela, je l’ai peut-être volée quelque part sur le Web parce qu’elle me parlait. J’ai vu l’image et j’ai dit "Tiens, c’est moi, ça". Au fond, peu importe. D'une façon ou d’une autre, je me désigne par cette image. Et à celui qui regarde avec attention, qui accepte d’entrer dans la métaphore, cette image en dit plus sur moi, me représente finalement mieux qu’une photo directe de ma tête avec mon meilleur sourire. Elle dit quelqu'un qui chemine, peut-être pas tout seul, parfois suivant des traces déjà ouvertes, parfois ouvrant la sienne propre. Quiconque a marché dans la neige, seul ou en groupe, saura de quoi il s’agit, à quoi je fais référence. Les autres ne capteront rien, c’est tant pis pour eux comme dans un koan Zen.

Enfin, dernière métaphore, cette image peut symboliser la volatilité des informations. Le support de la trace, que ce soit la neige, le papier ou la donnée numérisée, est voué à disparaître, et souvent avec lui toute trace de la trace si on n’a pris garde de la conserver quelque part, comme je le fais en ce moment. Je dédie donc ce billet non seulement à l’entreprise avec laquelle j'ai cheminé pendant tant d’années, et notamment au collègue soigneux qui m'a permis de retrouver le document à l'origine de ce texte alors que je n'en avais même pas conservé une copie, mais aussi à la mémoire de toutes les œuvres englouties par les ravages du temps, la fonte des neiges ou la marée montante, la bêtise humaine, les incendies, les inondations et l’obsolescence des supports, des livres brûlés de la Bibliothèque d’Alexandrie à nos pages Web disparues sans autre trace qu’une erreur 404, en passant par les programmes enregistrés sur mini-cassettes de mon premier ordinateur en 1984.

Quelles sont les leçons pratiques de cette métaphore dans nos métiers d’ingénieurs philosophiques, selon l’expression de Tim Berners-Lee chère à Alexandre Monnin? On peut considérer que toute ressource (c’est-à-dire tout ce qui peut être identifié dans un système d'information, et singulièrement sur le Web) possède peu ou prou les mêmes caractéristiques que cette image ou ce qu’elle tente de signifier, et doit être vue plus comme une référence dynamique qu’une chose figée une fois pour toutes comme un document imprimé ou un tableau accroché dans un musée. C’est pourquoi ce mot anglais très ambigu resource serait sans doute plus justement traduit en français par référence que par ressource. Sauf à prendre le mot ressource au plus près de sa racine latine resurgere, quelque chose qui resurgit quand on active sa référence (par exemple une URI appelée par une requête Web), autrement dit une chose susceptible de résurgence, voire de résurrection. Ce que la référence cherche à désigner, le référent pour parler le langage de la sémiotique, est toujours en dehors du champ du système d’information, et donc essentiellement ambigu et mobile, toujours prêt à resurgir sous une nouvelle forme.

L’aspect essentiellement insaisissable du référent est accentué par le fait que le signe est statique alors que ce qu’il désigne est en mouvement. La référence tente de capturer un aspect des choses à un moment donné, mais lorsqu'on l’utilise effectivement dans un langage ou un système d’information, les choses ont déjà changé. C'est pourquoi les modes de représentation formelles des choses (les ontologies) ont de réelles difficultés à appréhender la question de la temporalité; la relation entre la persistance du signe et l’instantanéité de la signification est quelque chose de très mal compris, et encore plus mal intégré dans nos technologies du langage et de la connaissance.

On peut aussi considérer à juste titre que la signification de la ressource ne se réalise que dans le processus de résolution de la référence. Sur le Web ce processus est devenu arbitrairement complexe, par le jeu des redirections, des fédérations et négociations de contenu, ce qui fait que la signification d’une référence n’est pas figée, elle est nouvelle à chaque fois que nous l’interrogeons. Une situation non sans analogie avec la mesure en mécanique quantique.

lundi 12 décembre 2016

Eloge des lisières

Le citoyen pressé des villes ne sait plus guère ce que sont exactement des lisières, et le mot lui-même ne lui est guère familier s’il ne parcourt plus à pied campagnes et forêts. S’il en connaît par ouï-dire le sens, il ne l’emploiera guère spontanément. 

Les lisières ne sont pas des frontières, des lignes séparant ceci de cela, même si c'est ainsi qu'elles apparaissent sur les cartes ou vues du ciel. Ce sont des lieux de transition, de passage entre deux mondes. On dirait dans un langage moderne des interfaces. On les remarquait davantage autrefois lorsque les territoires étaient plus étendus et moins morcelés, et les voyages plus lents. Qui a marché des heures dans une forêt profonde et s’apprête à en sortir ressent la lisière comme une attente, puis un basculement. A l'orée d’un monde fractionné, bruissant, foisonnant, où la vue est limitée de toutes parts par l’enchevêtrement du vivant, le regard s’ouvre sur une plaine balayée de lumière et de vent. Tout change, le nombre de dimensions de l’espace, la portée de la lumière et des sons, les parfums, les opportunités et les risques. Le renard ne s’y trompe pas, quittant le couvert il s’arrête pour humer l’air, et observe de tous côtés, y compris vers le ciel d’où pourrait fondre quelque rapace. Au franchissement des lisières il faut comme lui adapter ses réflexes, sa vision du monde et des choses, reprendre ses marques. 

On peut aussi, tel le ramasseur de champignons, longer la lisière comme on marche sur un rivage, qui n’est lui-même qu’une autre espèce de lisière. On y découvre que la vie y est plus riche et plus variée qu’au cœur de la forêt et qu’au milieu de la plaine, profitant à la fois de la fraîcheur de l’une et de la lumière de l’autre. Les hommes ne s’y sont pas trompés, qui ont souvent installé là leurs premiers villages, cultivateurs-éleveurs dans la plaine, et chasseurs-cueilleurs dans la forêt. 

Il est de par le monde des lieux plus singuliers encore où se rencontrent non pas deux territoires, mais trois, quatre ou plus. Des rencontres de lisières, en quelque sorte. On peut passer de la forêt à la plaine en longeant un fleuve, ou encore plus singulièrement à l'embouchure de ce fleuve. Les habitants de ces lieux, en plus des métiers évoqués plus haut, peuvent être également pêcheurs en eau douce et en eau salée, mais aussi sauniers ou coureurs de grève, ou encore naufrageurs, passeurs, contrebandiers et trafiquants de tout poil. 

Mais dans notre monde de plus en plus morcelé, les territoires se sont multipliés et enchevêtrés au point que nous changeons de monde plusieurs fois par jour sans nous en rendre compte, enfermés dans ces bulles physiques, mentales ou virtuelles que nous pensons protectrices. De plus en plus ramifiées, les frontières devenues fractales sont partout, et les territoires qu'elles tentent d'enfermer trop étroits pour qu’on s’y sente vraiment chez soi et en sécurité. Nous ressentons et vivons mal ces intrusions incessantes d’un monde dans un autre, exacerbant ces identités meurtrières que Amin Maalouf a si bien décrites. 

Il est urgent de repenser nos frontières non plus comme des lignes de séparation, mais comme ces interfaces riches que sont les lisières, et les aborder avec à la fois la prudence subtile du renard et l'espoir gourmand du ramasseur de champignons.

lundi 29 août 2016

L'immortalité, une fausse bonne idée

L'immortalité est à la mode. A en croire certains soi-disant "transhumanistes", c'est ce que nous promet l'intelligence artificielle à plus ou moins brève échéance, en tout cas dans le courant de ce siècle. Au train où vont les progrès dans ce domaine, nul doute que nous n'assistions à des choses étonnantes qui rendront plus difficiles à définir que jamais les notions d'identité et d'humanité. Par exemple si je transfère pièce à pièce, neurone après neurone, organe après organe, chaque élément de ce qui fait mon identité dans un clone humain ou machine, à supposer que cela soit théoriquement fondé et pratiquement possible, ce double de moi sera-t-il encore moi? Et si je me clone ainsi à plusieurs reprises, lequel sera le "vrai" moi? Ces questions ont-elles seulement un sens? Tout cela ressemble fort à une variante high-tech de la parabole du Bateau de Thésée, et nos transhumanistes ne répondent ni plus ni moins que les philosophes anciens aux questions difficiles sur la permanence et l'identité que pose cette histoire.
Mais aucun de ces rêveurs ne semble aborder vraiment la question de comment nous vivrons pratiquement cette immortalité, à supposer qu'on y parvienne. Prolonger indéfiniment la vieillesse est une perspective peu réjouissante ... Non, l'immortalité ne vaut le coup d'être vécue que si elle est assortie d'une éternelle jeunesse. Mais si je reste indéfiniment jeune, et que les autres autour de moi vieillissent et meurent, me voilà condamné à la solitude. Je verrai tous mes proches disparaître, et leurs enfants, et les enfants de leurs enfants pour les siècles des siècles. Pour nos utopistes qui ont tout prévu, le problème ne se posera pas car tout le monde deviendra immortel. Tout le monde, vraiment? Les 10 milliards d'humains qu'on prévoit pour la fin de ce siècle? Ou seulement quelques heureux et fortunés élus? Soyons fous et acceptons l'immortalité généralisée, mais alors ce ne sera pas 10 mais 15 ou 20 milliards d'immortels à nourrir à la fin du siècle si la natalité se maintient. Mais peut-être que lorsque tout le monde sera immortel deviendra-t-il superflu, et à terme peut-être même interdit de se reproduire pour des raisons de ressources limitées?
On voit bien à quelles absurdités on arrive dans tous les cas de figure. Non, décidément, tout seul ou tous ensemble, aucune de ces hypothèses d'immortalité ne semble tenir la route. D'ailleurs, si l'immortalité était une bonne stratégie, la vie l'aurait certainement inventée et sélectionnée depuis longtemps. Or depuis des milliards d'années l'évolution et le maintien de la vie sur notre planète a réussi à travers toutes sortes de cataclysmes grâce à une stratégie totalement opposée. Pour que l'espèce survive et évolue, les individus doivent mourir et être remplacés par d'autres, et pour que la vie continue, les espèces elles-même évoluent puis disparaissent, laissant la place à d'autres mieux adaptées.
Soyons modestes. Nous avons les moyens techniques de conserver vivante pour longtemps la mémoire de ceux qui furent à travers des supports de plus en plus variés. Aussi, à nos transhumanistes je conseillerais volontiers de simplement faire de leur vie quelque chose qui mérite qu'on s'en souvienne. C'est une recette éprouvée pour la seule forme d'immortalité qui semble en valoir la peine, la mémoire des autres.

mardi 15 mars 2016

Ecrire comme on fait des fagots

Qui fait encore des fagots de nos jours, et qui sait encore les lier proprement? Chez nous quelques vieux au fin fond des montagnes, et ailleurs où le bois est plus rare, les femmes qui les portent sur leur tête sur des kilomètres. Dans mes souvenirs d'enfance il y a un ciel d'automne et des mains noueuses et aussi rêches que les branches rassemblées et la corde à lieuse qui va les serrer fermement, des mains de grand-père paysan qui savent tout faire avec un couteau et un bout de ficelle. Branches taillées ou tombées par le vent, bois encore vert ou bois mort, bois blanc ou bois noble, le fagot n'est pas regardant. Après une saison, il sera en tout cas sec et bon à cacher les escargots, les lézards ou les bonnes bouteilles, ou à crépiter dans un feu de la Saint-Jean, voire à brûler un hérétique. 

Celui qui fait des fagots n'a pas la prétention de refaire les arbres à partir de leurs branches, mais il peut penser qu'il répare un peu ce que sa main ou les éléments avaient d'abord séparé, qu'il garde en réserve une parcelle de lumière que l'arbre avait patiemment rassemblée. Ni plus ni moins. 

Un texte, un vocabulaire, une ontologie ... tout ce qui se construit en rassemblant des mots détachés de l'arbre vivant du langage, n'est-il-pas de même nature? Nous les remettons ensemble vaille que vaille, avec la ficelle que nous avons dans notre poche de poète, de grammairien, ou de logicien. Ficelle plus ou moins rustique ou noble, mais ficelle dans tous les cas. Et une fois ficelés, ces fagots de mots sont bons à tous usages, nous réchauffer le cœur ou classer nos documents, alimenter les débats logiques, et aussi bien brûler les hérétiques.  

Mais en aucun cas ces fagots de mots ne capturent ni ne réparent la vie du langage dont ils ont été séparés, pas plus que les fagots de bois ne réparent les arbres. 

jeudi 25 février 2016

De la mémoire anachronique

Dans un billet précédent nous avons évoqué la place finalement assez réduite que semble tenir dans l'intelligence humaine le raisonnement logique formel conscient, par rapport à la reconnaissance de situations et la réponse par des comportements appropriés. Cette intelligence construite par apprentissage préexiste au langage, nous la partageons en grande partie avec les animaux, et maintenant avec les machines qui apprennent. Qu'elle soit naturelle ou artificielle, elle nécessite en arrière-plan une mémoire importante, le stockage d'un grand nombre de situations de référence. Mais de quel genre de mémoire s'agit-il, celle qui nous permet de reconnaître les chats, de ne pas nous perdre dans nos maisons, nos villes, nos jardins et nos campagnes, de prononcer un avis d'expert, ou de gagner (de temps en temps) une partie de Go?
On l'appellerait volontiers ici, pour respecter l'esprit des lieux, la mémoire des états de choses, mais il semble que l'expression employée dans la littérature pour ce type de mémoire soit mémoire situationnelle. Une recherche sur cette expression est d'ailleurs très instructive, les résultats mêlant discours philosophique, charabia technico-socio-commercial sur la captation de l'attention des internautes, et jusqu'à un brevet déposé par Google. On peut se demander d'ailleurs si tous ces auteurs connaissent l'étendue des emplois de cette expression en-dehors de leur domaine, ou si chacun l'a réinventée dans son jargon.
Mais qu'est-ce qu'une mémoire des situations, sinon avant tout une mémoire de territoires? Un territoire c'est bien sûr un espace, mais il ne se réduit pas à ses aspects géographiques ou cartographiques. Un territoire dans notre mémoire c'est un état de choses, un ensemble complexe et unique de sensations, de signes et de repères visuels, auditifs, olfactifs et même tactiles, que nous pouvons évoquer ou reconnaître sans avoir besoin de le nommer, et à y bien regarder indépendant du temps et de la chronologie. Nous connaissons tous cette sensation au retour en un lieu connu mais quitté depuis longtemps que le temps ne s'est pas écoulé, que l'état des choses n'a pas changé en dépit du temps, à quelques petits ajustements près. Et c'est là une caractéristique essentielle de cette mémoire des états de choses, des territoires, d'être fondamentalement anachronique au sens littéral, de traverser le temps, de se moquer de la chronologie.
L'autre mémoire, la mémoire historique, celle des événements et de leur logique doit se construire sur le langage, elle s'évanouit plus facilement, elle a besoin d'être racontée encore et encore, un récit toujours incomplet et sujet à controverses, car il nous faut sans cesse des preuves que tel événement était avant ou après celui-là, que telle personne ou chose pouvait ou non y être présente. Bien sûr la mémoire constituée en récit a l'avantage de pouvoir s'écrire, se conserver, se transmettre de génération en génération. Par la magie de l'écriture, du roman, de la poésie, elle permet même d'évoquer, et de laisser entrevoir les territoires de l'autre mémoire, sans pouvoir les capturer entièrement. Aussi chaque lecteur du récit les reconstruit et les incorpore à ceux de sa propre mémoire. Ainsi vit, grandit et se tisse en nous ce qu'il y a de plus fondamental, de plus profond, et qui résiste le mieux à l'oubli et à l'usure du temps. Cette mémoire anachronique est au bout du compte pour chacun de nous la seule preuve solide de la pérennité de son existence.

lundi 15 février 2016

Qu'est-il arrivé au Web sémantique?

Je m'étais promis de ne plus rien écrire directement à ce sujet, mais il m'est difficile de ne pas mettre en perspective les considérations des quelques billets précédents avec l'histoire du Web sémantique. En préalable à cette analyse, un petit aperçu de Google Tendances sur les termes de recherche "Semantic Web" et "Deep learning" depuis dix ans.


Cela ressemble à la chronique d'une mort lente. Bien sûr, ce n'est qu'un écho d'une rumeur, et il y a sans doute beaucoup à dire sur les algorithmes qui sous-tendent ce genre de comparaison, et la représentativité des données utilisées. Mais il n'y a pas de fumée sans feu. 
On pourra objecter que le Web sémantique et le Deep learning ne sont pas vraiment des technologies concurrentes, qu'elles n'ont pas vraiment les mêmes champs d'application. Je n'entrerai pas dans ce débat technique. Ce qui m'intéresse ici est de voir dans le déclin apparent des unes et l'essor des autres (au moins dans ce qui fait le buzz), les signes d'un important changement que nous avons commencé à évoquer dans le précédent billet, et que je résumerais de la façon suivante. Nous sommes en train de passer de systèmes utilisant une sémantique a priori, fixée par la logique formelle des axiomes et des règles, à des systèmes utilisant une sémantique a posteriori, plus fluctuante et basée sur un apprentissage utilisant l'analyse massive des données et des usages.
Si cette tendance se confirme, et on a de bonnes raisons de le croire, que restera-t-il des efforts de la communauté du Web sémantique pour construire une pile de standards, des vocabulaires et des ontologies, et tous les outils qui vont avec? Dans une discussion de novembre 2015 intitulée "What happened to the Semantic Web", Krzysztof Janowicz résume de façon assez réaliste la situation dans cette réponse dont je traduis en substance quelques extraits.
Le problème principal qui fait obstacle à une partie de notre travail est une incompréhension fondamentale de ce qu'est réellement la sémantique et comment elle émerge. Beaucoup d'entre nous semblent croire que ce qui définit un bon usage des technologies du Web sémantique (les "killer apps") implique des ontologies lourdes et compliquées qui sont axiomatisées en utilisant les plus puissants de nos langages de représentation des connaissances et qui font un plein usage de nos raisonneurs. Comme +Kingsley Idehen et d'autres l'argumentent, les "killer apps" sont déjà là. Elles utilisent les URI comme identifiants globaux, l'idée des données liées, les relations d'identité comme sameAs, et un soupçon de raisonnement (dans la majorité des cas une simple utilisation de propriétés transitives) pour enrichir et étendre les résultats de recherche. 
Le Web sémantique devrait être une couche, fine et idéalement transparente, de communication entre l'utilisateur (pas seulement humain) et les données, et c'est là que notre travail a le plus d'impact. [...] Notre succès sera mesuré par la capacité de nos technologies à réduire la probabilité de combiner des données incompatibles, à faciliter la recherche et la publication de données pertinentes, à supporter les scientifiques et les décideurs dans l'analyse de la signification (statistique et analytique) des données. Par contraste, essayer de fixer de façon précise, abstraite et non ambiguë la signification de toutes sortes de termes dans un cadre logique, est voué à l'échec.
Bref, si globalement nous n'avons pas travaillé pour rien, il est sans doute temps de trier les placards, d'archiver pour mémoire et l'instruction des générations futures nos belles, complexes, coûteuses et finalement inutilisables ontologies et les raisonneurs qui vont avec dans les musées de l'inventivité humaine. Conservons pour l'usage courant quelques-uns de nos chers vocabulaires, les plus légers, ceux qui flottent bien à la surface des choses et remontent bien au vent. Et tant pis pour ceux que le poids de leur cargaison logique a entraînés par le fond à la première tempête de vraies données. 

vendredi 12 février 2016

Le chat, AlphaGo et Zhuangzi

Cela ressemble au titre d'une fable, et à vrai dire ce pourrait en être une si je savais l'écrire sous cette forme. Mais n'est pas Monsieur de la Fontaine qui veut, donc vous ferez avec ma prose habituelle. Commençons donc par le chat. Vous savez ce qu'est un chat, bien sûr, en tout cas vous savez le reconnaître quand vous en croisez un, et agir en conséquence, le nourrir, le caresser puis le chasser parce qu'il est insupportable, photo en ligne à l'appui bien sûr comme tout le monde.


Vous pouvez décider de voir un chat dans cette photo parce qu'elle illustre mes propos sur le chat, et de fait cela ressemble à un gros chat, même si vous lui trouvez un air pas très orthodoxe, mais bon il y a tant de races de chat et puis on ne le voit que de dos. Si vous connaissez un tant soit peu les chats, quelque chose vous dit que cet animal n'en est pas un, mais tous les arguments logiques que vous allez trouver à l'appui de ce point de vue seront difficiles à tenir et peu probants. Et puis tout dépend de comment on définit un chat, mais est-ce qu'une définition va vraiment vous aider à trancher dans ce cas? Les définitions du chat vont concerner son squelette, sa dentition, son régime alimentaire et autres paramètres dont justement vous ne pouvez pas juger ici. Donc la logique de la définition ne vous servira à rien, et vous finirez par dire que ce n'est pas un chat parce qu'on voit bien que ce n'en est pas un, point final, et vous me demanderez de prouver le contraire si je ne suis pas d'accord, et je serai dans le même embarras.

Cet exemple pour dire que pour savoir reconnaître (ou pas) un chat (ou à peu près n'importe quoi d'autre) quand on en voit un, et savoir quoi faire avec, on a rarement besoin de définition. D'ailleurs un enfant de deux ans, voire moins, sait bien ce qu'est un chat, et sait quoi faire et surtout ne pas faire avec, bien avant l'acquisition du langage nécessaire à l'utilisation de définitions, et largement avant l'apprentissage du raisonnement logique via les incontournables règles de l'accord du participe passé des verbes pronominaux et autres cas d'égalité des triangles. Et cette connaissance pragmatique du chat est opérationnelle la plupart du temps, les coups de griffes résiduels étant souvent plus liés au caractère notoirement fantasque du dit félin qu'à une erreur sémantique de l'enfant.

Il y a là une leçon importante. On construit du savoir opérationnel, puis le langage pour nommer ce qu'on sait et pouvoir en parler, puis la logique et le méta-langage pour pouvoir argumenter avec ses petits camarades, quand ils ne comprennent pas les choses qui devraient pourtant la plupart du temps aller sans dire. L'intelligence humaine se construit dans cet ordre, la logique est construite sur le langage, le langage sur la compréhension des choses, et pas le contraire. Et, nous explique entre autres experts +Monica Anderson, par exemple dans cette présentation, 99,999% de l'activité de notre cerveau, y compris celle qui engage notre intelligence (comme la reconnaissance des chats) n'utilise pas la couche logique du raisonnement conscient à base de règles. Donc, si nous devons construire une véritable intelligence artificielle à l'image de l'intelligence humaine, elle doit fonctionner, et donc se construire de la même façon par apprentissage à partir de l'expérience, et non par des algorithmes posés a priori. C'est la voie suivie par les méthodes dites apprentissage profond, implémentées dans des architectures de type réseaux neuronaux. Parmi les succès remportés par ces méthodes, on peut noter la reconnaissance de formes, le classement automatique d'images, la génération de légendes pour les dites images, et bien sûr celui qui a fait l'actualité dernièrement, la victoire du système AlphaGo contre un joueur de Go professionnel. 

Une caractéristique importante de ces systèmes de nouvelle génération est qu'ils sont faillibles comme l'intelligence naturelle qu'ils cherchent à copier, contrairement aux systèmes à base de logique formelle. Par exemple un tel système classerait peut-être la photo ci-dessus parmi les photos de chat (ou pas). La qualité du système ne se mesure pas en tout ou rien. Il s'améliore avec l'apprentissage, il fait de moins en moins d'erreurs, comme l'enfant avec les chats. Un système intelligent est un système qui intègre ses erreurs dans sa base de connaissances.

Une autre caractéristique plus dérangeante est que le système ne peut en général pas communiquer sous une forme lisible par des humains la justification de ses décisions. Il dira comme vous devant la photo plus haut ceci est (ou n'est pas) un chat parce que depuis le temps que je vois des chats, j'ai appris à les reconnaître. Et pour le jeu de Go il répondra comme les maîtres à qui on demande pourquoi ils ont joué tel coup, parce que c'était un bon coup

Et c'est là que nous retrouvons Zhuangzi, qui dénonce cruellement la vanité des débats logiques de son temps, et nous dit qu'un chat est un chat (ou un cheval) parce que c'est comme ça, mais dès que les logiciens se mettent à en discuter, cela ne mène à rien qu'à un peu plus de discorde dans le monde. Zhuangzi a certes des positions assez radicales sur le langage et son usage, mais il partage avec l'ensemble de la pensée chinoise ancienne un point de vue pragmatique sur la connaissance. Savoir, ce n'est pas savoir des définitions et raisonner dessus, mais c'est savoir faire, savoir être et agir de façon correcte. L'explication, la justification par des arguments logiques est souvent une perte de temps. Dans son indispensable Histoire de la pensée chinoise, Anne Cheng met en parallèle la démarche philosophique et celle de la peinture, dont nous avons déjà parlé.
De la même façon qu'en peinture le regard est toujours "en situation", l'intellect qui tente de discerner des repères est lui aussi en situation, il décide et fait la part des choses au fur et à mesure qu'il progresse dans le discours, sans chercher à établir des règles absolues et définitives (tel le syllogisme). C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles la pensée logique chinoise ne s'est jamais dotée d'un dispositif systématique de règles formelles.
Les recherches les plus modernes en intelligence artificielle rejoindraient donc le pragmatisme de la philosophie chinoise, et nous libéreraient de deux millénaires de tyrannie du Logos? Voilà une perspective plutôt réjouissante. Mais sommes-nous prêts à l'accepter? C'est une révolution culturelle majeure de faire confiance aux machines comme nous faisons confiance aux humains, sans savoir exactement pourquoi et sans qu'elles puissent nous donner des explications lisibles. Un choix trop important pour le laisser se décider dans les états-majors de Google, IBM, Microsoft et Facebook, qui investissent déjà des fortunes dans ce secteur stratégique. Car le jeu de Go et la reconnaissance de chats sont juste une vitrine, les enjeux dans le monde réel de tels systèmes s'appellent aide à la décision, régulation des systèmes de transports ou des réseaux d'énergie, etc. C'est pourquoi on ne peut que saluer une initiative comme OpenAI, dont le but est de favoriser toute la transparence possible sur la recherche en ce domaine.

jeudi 11 février 2016

Circulation dans la zone de combat

En montagne, la limite supérieure de la forêt est appelée par les forestiers la zone de combat. On en trouvera de très belles évocations et illustrations chez les têtards arboricoles et autres amoureux des vieilles souches. C'est le domaine de ces arbres étonnants, souvent vénérables et toujours obstinés, survivants miraculeux du gel, des avalanches, de la dent des brebis, des canicules, de la foudre et des bourrasques. Des mélèzes ou des pins, noueux de partout, sans un pouce de droit fil, pas une branche sans cicatrice, les racines veinant le sol, agrippées à la roche, mises à nu par l'érosion. Comme leurs cousins d'Armorique chers au grand-père Alain Le Goff et que nous avons déjà évoqués ici, ce sont des travailleurs de l'extrême, des combattants de première ligne.


Pin cembro (arolle) dans la zone de combat
Source : Wikimedia Commons

Pour bien apprécier les lieux, il faut bien sûr y grimper par un sentier battu par des siècles de pas de troupeaux, de bergers et de randonneurs. Un sentier comme ces arbres, une corde noueuse avec ses torons qui s'enracinent dans la vallée à un bout et se déploient à l'autre en mille sentes éphémères aux abords des crêtes. Et sous l'un de ces arbres le marcheur fera probablement halte, car leurs ombres sont les dernières à la montée, et les premières à la descente. Cent pas plus haut s'ouvrent les vallons écrasés de soleil, jusqu'au bord minéral du ciel balayé par tous les vents qu'aucune frondaison ne retiendra jamais.

Le marcheur, comme tous ceux qui ont tracé le sentier et continuent à le faire vivre, tendu au matin vers les crêtes, ou revenant au soir vers le repos des vallées, participe comme la sève de l'arbre à la circulation qui noue le ciel à la terre. Et le sentier et l'arbre ne restent vivants que par ce qui les traverse au rythme des jours et des saisons. La vie transhume dans l'arbre, et le marcheur est la sève du sentier. D'ailleurs il ne manquera pas de faire tout au long de son parcours quelques gestes d'entretien, écartant une branche tombée ou recalant une pierre déchaussée. Si la circulation s'arrête, au fil des ans l'arbre se dessèche peu à peu et finit couché par la tempête, mangé par la terre, et le sentier disparaît sous la végétation et les chutes de pierre. Ainsi va la vie dans la zone de combat.

Nos mots sont de cette même texture que l'arbre et le sentier. Eux aussi ne vivent que par la circulation du sens, de la vallée obscure des origines de nos langues jusqu'au bord du ciel hanté par les poètes et les philosophes. Ils sont les marcheurs, les bergers et la sève du langage, poussant obstinément dans la zone de combat du texte leurs mots noueux et retors et leurs troupeaux d'intraduisibles. 

lundi 25 janvier 2016

Des arbres avec et sans racines

Les arborescences sont omniprésentes dans les systèmes d'organisation et de représentation de nos connaissances. Classifications, taxonomies, ontologies, thésaurus, répertoires adoptent cette structure familière et intuitive. Pourtant à y bien regarder il ne s'agit pas vraiment d'arbres la plupart du temps, mais plutôt de branches coupées et ficelées en fagots, car il leur manque quelque chose d'essentiel à un arbre digne de ce nom, à savoir des racines.
Pourtant si on remonte à de très anciennes représentations de la connaissance, on trouve des arbres bien enracinés, comme cet Arbor Scientiae de Raymond Lulle, datant de la fin du 13ème siècle.


Mais en 1751 dans le Discours préliminaire de l'Encyclopédie, d'Alembert propose ce système figuré des connaissances humaines, un arbre sans racines, se lisant de gauche à droite et de haut en bas, semblable à nos modernes classifications et taxonomies.


Est-ce le passage d'un Moyen-Âge supposé obscur à un siècle dit des lumières qui fait qu'on ne regarde plus que vers le ciel, et qu'on ne voit plus des arbres que ce qui pousse au-dessus du sol, ignorant l'importance de leur travail souterrain? 

mercredi 20 janvier 2016

De quelques échouements heureux

Les bibliothèques sont des rivages. On y perçoit la rumeur lointaine de l'océan du monde, et la houle vient y échouer des rangées de livres. Il faut marcher lentement au long de cette laisse de haute mer, le regard prêt à se laisser séduire par l'éclat particulier d'un galet ou la forme tortueuse d'un bois flotté, ou tel assemblage improbable d'épaves, filets de pêche, cordages, bouteilles et autres Friendy Floatees. Un bon lecteur est un coureur de grève, ouvert à l'occasion, l'imagination en éveil.

La bibliothèque municipale de ma commune est située dans une crique agréable et bien abritée inaugurée il y a un peu plus de deux ans dans le cadre de la rénovation de l'école élémentaire. Les courants favorables y ont échoué déjà plus de sept mille ouvrages, chiffre remarquable si on le compare à celui des lecteurs potentiels d'un bourg d'un peu plus de deux mille âmes, chef-lieu d'un canton qui en compte un peu plus de huit mille dispersées sur seize communes de montagne, couvrant une superficie égale à huit fois celle de Paris.

Parmi mes découvertes de ces derniers mois, voici trois romans que je recommande comme autant de variations sur le thème de l'échouage ou plutôt de l'échouement heureux, qui ne sont parvenus sur mes rivages qu'en traduction française.

Les reflets d'argent, de Susan Fletcher, est sans doute le mieux écrit des trois. Tout commence par l'échouement - au sens littéral - d'un homme mystérieux sur les rivages d'une île perdue quelque part au large des Îles Britanniques. Ce naufragé va incarner malgré lui d'abord, puis de bon gré, une vieille légende locale et contribuer à réparer beaucoup de choses chez ces insulaires tous plus ou moins cabossés de la vie. On est accroché dès les premières lignes et on quitte ce livre avec un goût de sel aux lèvres et le cœur rafraîchi. 

Le secret de la manufacture des chaussettes inusables, de Annie Barrows, qui nous mène de l'autre côté de l'Atlantique, semble de prime abord plus léger que le précédent. Il faut dire que la traduction laisse à désirer, il semble qu'il y ait manqué une relecture finale. Mais on se laisse prendre assez vite, et le récit gagne en profondeur au fil des pages. Ici c'est une naufragée pas tout à fait volontaire, en rupture de sa bonne famille de sénateurs, qui échoue au fond de la Virginie Occidentale en 1938 pour écrire l'histoire d'une petite ville sans histoire. Elle débarque chez une famille ruinée après l'incendie de son usine de chaussettes. Ce qui devait être un pensum horriblement ennuyeux se transforme en une improbable entreprise de ravaudage des cœurs, et tout finit presque bien.

Dans La bibliothèque des coeurs cabossés, de Katarina Bivald, il s'agit bien d'échouage, donc tout à fait volontaire cette fois. Sara, qui ne connait et n'aime que les livres, a quitté sa Suède natale où la librairie qui l'emploie depuis dix ans vient de fermer, pour échouer à Broken Wheel, milieu absolu du nulle part de l'Iowa, une ville quasi-fantôme. Le pourquoi elle est arrivée là et le comment elle va y rester en y ouvrant une librairie sont tout aussi improbables l'un que l'autre, mais la fable est délicieusement racontée, faussement légère, et ravira tous les amoureux des livres. Et là encore, c'est la naufragée qui va sauver les insulaires de Broken Wheel, perdus dans leur île poussiéreuse au milieu d'un océan de champs de maïs. Et là encore, c'est un Happy End qu'on pressent dès la première page.

Trois histoires qui commencent par un naufrage mais dont en sort avec le sourire et l'envie de croire à l'humanité, malgré tout. Par les temps qui courent, c'est toujours bon à prendre. Mais comment ces trois auteures, à peu près de la même génération (nées entre 1962 et 1983), en sont-elles venues à écrire et publier, quasi-simultanément, et dans trois pays et deux langues différentes, ces variantes d'une même histoire, dans le même esprit de fausse légèreté et de vraie humanité? Faut-il croire ici à quelque champ morphogénétique? Ou bien est-ce simplement ma façon de les lire qui les a ainsi tissées ensemble, comme on aligne les étoiles pour en faire des constellations, ou les épaves disparates pour écrire une histoire sur le sable?  

samedi 16 janvier 2016

Nous parlons tous une autre langue

Il en est des langues comme des races. Nous en traçons les limites au gré d'apparences, de différences arbitraires, suivant les lignes de fracture de nos préjugés, de nos fantasmes identitaires. Et comme chaque humain est un individu donc indivisible il nous faut le caser quelque part d'un seul bloc, dans un sac à étiquette unique ethnique, culturelle, religieuse, linguistique, ou tout mélange arbitraire de celles-ci. Et pour éviter toute confusion avec tous ces autres, nous nous mettons nous-même dans un de ces sacs bien étiqueté, bien au chaud avec nos semblables. 

Faut-il écrire encore ici que la notion de race comme division du genre humain est scientifiquement non fondée, que c'est un concept au mieux inutile, au pire nuisible, que chaque humain est un nœud unique où s'entremêlent les fils de milliers de générations qui se sont croisés et recroisés de multiples fois dans le passé. Si besoin était, cet article du Journal des Anthropologues fournit un bon résumé de la question et les arguments nécessaires et suffisants pour convaincre ceux qui pourraient encore avoir besoin d'être convaincus.

Mais, et c'est notre propos du jour, n'en est-il pas des langues comme des races? Les linguistes distinguent savamment des familles et groupes de langues, des langues à proprement parler, puis des dialectes, des parlers, des patois, des jargons, le Français de France, de Belgique, de Suisse, de Québec, du Sénégal et d'Haïti, et les mille et une variantes du Chinois. Et chacun de mettre les limites de sa langue là où ça l'arrange, au bout de son champ si nécessaire. A en croire ma grand-mère de l'autre côté des Menez Du on ne parlait pas Breton comme il faut. Si on va au bout de cet exercice de séparation, force est de constater que la langue de chacun est aussi unique que son patrimoine génétique. Vous qui lisez ces lignes vous pensez parler la même langue que moi, mais est-ce bien le cas? Mon lexique n'a certainement pas les mêmes limites que le vôtre, vous parlez d'autres dialectes et jargons que je ne pratique pas, je connais des mots que vous n'employez guère, vous employez des tournures de phrase, des expressions que je comprends mais n'utilise pas, vous avez ce ton de voix, cette façon d'utiliser les silences, et si vous écrivez ce rythme de la phrase, votre style, bref toutes choses qui font que votre langue, comme la mienne, est unique. Et pire (ou mieux) encore contrairement au patrimoine génétique notre langue individuelle évolue et s'enrichit tout au long de notre vie, au fil de nos conversations et de nos lectures. Vous apprenez chaque jour je l'espère de nouveaux mots et de nouvelles expressions, peut-être même vous en inventez et vous avez parfois le bonheur de les voir partagées par d'autres et s'ajouter aux communs du langage, si vous faites partie des heureux élus qui font la mode en ce domaine.

Comment arrivons-nous donc à communiquer si nous parlons chacun notre propre langue, autrement dit si la langue de l'autre est toujours une autre langue? C'est  sans doute que nous avons plus en commun que ne veulent le faire croire nos différences (et cela vaut pour la langue comme pour la culture et la génétique), et en particulier quelle que soit notre langue nous avons en commun la notion de langage et de conversation. Et dans la conversation, une caractéristique essentielle est de faire comprendre à l'autre qu'on ne l'a pas compris, et inversement de s'assurer que l'autre semble avoir compris. Sous le titre un peu ronflant Universal Principles in the Repair of Communication Problems les auteurs, qui ont étudié les modalités de correction des problèmes de communication dans la conversation dans une douzaine de langues a priori assez diverses, montrent l'universalité de mécanismes similaires qualitativement (comment et qui interrompt et remet sur les rails la conversation en signalant un possible problème de compréhension) et quantitativement (quelle est la fréquence d'apparition de telles interruptions-corrections) dans toutes les langues étudiées. 

Ces mécanismes sont évidents quand la conversation a lieu entre gens qui sont conscients de ne pas parler la même langue, mais qui possèdent en commun cette conscience et la volonté de communiquer. Avec un peu de bonne volonté de part et d'autre, et beaucoup de rétroaction et d'interruptions, chacun finira par appréhender tant soit peu la langue de l'autre, enrichissant au passage sa propre langue. Mais paradoxalement cela fonctionnera beaucoup moins bien entre gens qui pensent parler la même langue, mais que l'autre ne fait pas l'effort de comprendre, ne connait pas ou n'utilise pas la bonne définition des termes etc. Dans ce cas le dialogue de sourds peut perdurer longtemps. On le voit hélas dans beaucoup de projets où les acteurs qui doivent travailler ensemble ont chacun leur jargon métier que les autres sont censés comprendre ... puisque tout le monde parle français (ou anglais, ou chinois ...). 

Chacun sa langue donc, pelote constituée de multiples fils qui nous relient à un continuum unique dont l'histoire comme celle de notre espèce est faite d'évolution, de mutations, d'inventions, d'emprunts, de fécondation et d'hybridation. C'est seulement sur la conscience de la singularité de ma langue et de la langue de l'autre dans l'universalité des communs du langage que nous pouvons construire une véritable conversation.

jeudi 14 janvier 2016

Des mots en robe de mariée

Si les termes que nous employons pour délimiter les choses suivent ou créent (voir les billets précédents) les lignes de fracture dans le continuum de notre expérience du monde, le texte est bien le moyen privilégié, sinon le seul, de réconcilier, réparer, retisser ce que les termes ont séparé. 

Les mots eux-mêmes d'ailleurs nous le disent si nous prenons le temps de les interroger sur leurs origines. Le mot texte, comme ses cousins textile et texture mais aussi tisser et tissu, ont leur origine dans le verbe latin texo qui comme l'indique le Wiktionnaire signifie assembler, composer, tisser, au sens propre comme au sens figuré composer, construire une histoire. En remontant plus loin vers les racines indo-européennes, on trouve une racine commune avec le grec ancien τέχνη, dont sont dérivés technique, technologie, mais aussi architecture, toutes manières de remettre ensemble les fils de choses disparates. Notre usage des mots est donc semblable à ce cycle allant de la séparation des fibres du monde vivant (fils de laine, de chanvre, de lin, de coton, de soie, tous arrachés aux animaux ou aux végétaux avant l'invention des fibres de synthèse), à la réparation par le tissage. 

Mais que faut-il à un texte pour être bien tissé? Le texte doit bien marier les mots pour vivre longtemps. Un bon mariage signifie non seulement que les mariés vont bien ensemble, mais que leur union et leur future famille s'insérera aussi harmonieusement dans le tissu social. Il en est de même pour le texte. Non seulement les mots doivent être en harmonie à l'intérieur du texte, mais le tissage de celui-ci avec les textes qui le précèdent, l'entourent, et le suivront, doit être également harmonieux et solide. Car il n'est de texte heureux qui ne soit tissé à l'histoire de tous les textes, pas plus que de mariage heureux qui ne s'insère dans le tissu des générations.

Dans The Brave New Text+Teodora Petkova va plus loin dans la métaphore (déjà commentée l'an dernier, en anglais, ici), avec la vieille comptine anglaise des "quatre choses" que doit porter la mariée le jour de ses noces, pour que le mariage soit heureux.
Something old, something new, something borrowed, something blue
Quelque chose de vieux. C'est bien sûr la langue utilisée, puisque la plupart de nos mots sont vieux de plusieurs siècles, en tout cas bien plus vieux que ceux qui les utilisent. Et nous réécrivons, nous traduisons, nous ravaudons souvent de vieilles étoffes usées jusqu'à la trame, et c'est ni plus ni moins ce qui se passe ici.

Quelque chose de neuf. C'est évidemment indispensable pour éviter le plagiat ou la simple redite, mais ce peut être simplement un style, une façon nouvelle de redire les veilles choses. La mariée peut-elle porter uniquement du vieux agencé de façon nouvelle? Admettons ici que cela compte pour quelque chose de neuf. Car les matériaux neufs, les mots vraiment nouveaux sont rares, apanage des poètes et des terminologues, qui ont la permission, comme le disait si bien Julos Beaucarne dans son inoubliable commentaire du "Ô Lac" de Lamartine.

Quelque chose d'emprunté. C'est encore plus évident que le vieux ou le neuf. Aucun mot ne nous appartient en propre, et nous empruntons à nos lectures les images, les tournures de style, les citations explicites ou implicites, volontaires ou non. Chaque emprunt est aussi un lien du texte vers ses origines, racines multiples qui s'enfoncent dans le terreau vivant de la langue et de la littérature.

Quelque chose de bleu. Je laisserai volontiers ici la place à Jean-Michel Maulpoix et sa magnifique Histoire de bleu. Pour simplement y ajouter qu'au début du Web, rappelez-vous les premiers navigateurs, les liens hypertextes (un qualificatif de plus en plus oublié) étaient toujours en bleu. Le bleu est donc la couleur qui prolonge le texte plus loin, la couleur de l'horizon de la page, derrière lequel s'étend l'infinie sérendipité de la lecture. Les feuilles de style permettent depuis longtemps d'afficher les liens dans n'importe quelle couleur, mais quelques irréductibles restent fidèles au style original, comme mon plus vieux favori Astronomy Picture of the Day qui n'a pas plus changé le style de son texte que son adresse depuis son lancement il y a plus de vingt ans.

mardi 12 janvier 2016

Sur le rivage des choses

De notre fable du ciel et de la terre en orange et bleu on peut tirer de multiples fils de réflexion. Celui que nous suivrons aujourd'hui va tenter de clarifier l'utilisation des termes ontologie et ontologiste dans cette histoire, et le danger que constitue l'usage de ces mots dans le contexte des technologies de l'information. Cet usage est considéré par beaucoup comme regrettable, mais il est établi.
Ce danger que j'appellerai pour faire court l'illusion ontologique, c'est de croire qu'on sait ce qu'est une chose quand on n'a fait que décrire ce qui permet de la distinguer d'autre(s) chose(s). Dire ce qu'est la chose qu'on a ainsi délimitée serait au sens strict de l'ordre de l'ontologie, mais ce que nous désignons ainsi dans l'acception moderne du terme est un ensemble de règles logiques qui permettent de délimiter des frontières, distinguer ceci de cela, en bref décrire formellement dans un langage logique (donc utilisable par des machines) les lignes de séparation définies ou suivies par le langage naturel. Notre propos ici est de montrer que de telles constructions ne disent rien sur l'essence, sur ce qui constitue l'être des choses ainsi séparées, et donc ne méritent pas le nom d'ontologie.

Illustrons par l'exemple de notre fable. Quand le trait du démiurge sépare le Ciel Bleu de la Terre Orange par un trait et deux couleurs, il ne dit pas ce qu'est le Ciel ni ce qu'est la Terre, pas plus qu'il ne dit ce que sont ces couleurs en particulier, ni la couleur en général. L'acte créateur est le geste de séparation, pas la définition de l'essence des choses séparées. On ne sait pas d'ailleurs si ce geste suit une ligne de fracture préexistante, autrement dit si les couleurs ou le Ciel et la Terre pré-existent au trait qui les sépare, ou si les choses séparées sont créées ex nihilo dans ce même geste par un démiurge transcendant sa création. Question difficile et sur laquelle aussi bien les textes chinois que la Bible donnent des indications évasives ou contradictoires, mais dont la réponse au fond ne change rien à ce qui nous occupe aujourd'hui. Le geste créateur a un sens dans lequel il tranche, mais la question ontologique de ce dans quoi il tranche, et l'essence de ce qu'il sépare, semble rester en dehors du champ de ce geste.

Ce vide ontologique est-il un problème? Ce n'en est pas un si la question pratique est de distinguer les choses les unes des autres, et de mettre fin au chaos indifférencié, une distinction que l'ontologiste  (ou prétendu tel) traduit de façon légitime en axiomes opérationnels. 
S'il fait Orange, alors je suis sur Terre. S'il fait Bleu, alors je suis au Ciel.
Et puisque dans cet univers du premier jour il n'y a rien d'autre que ces deux espaces avec chacun leur couleur, il pense avoir épuisé le sujet de la représentation du monde, alors qu'il n'a fait que formaliser les limites tracées par le geste créateur, et ayant tout dit ce qu'on pouvait dire de la Terre et du Ciel, et de leurs couleurs, il croit avoir dit ce qu'est le Ciel (ce qui est Bleu) et ce qu'est la Terre (ce qui est Orange).

Tel celui qui ne dirait de l'océan que ses rivages. Heureusement le langage n'est pas prisonnier de la limite des choses, et en se faisant poésie il peut dire et redire si besoin était que les choses et les êtres ainsi distingués par la logique ont bien plus d'être en commun que de traits qui les séparent, et que ces lignes de séparation elles-mêmes font partie de leur être ensemble.


Sur le rivage mouvant des choses

Est-ce à dire que le travail du soi-disant ontologiste, qu'il nous faudrait rebaptiser peut-être d'un nom plus modeste comme délimiteur des choses, est inutile? Certainement pas! Les soi-disant ontologies renommées délimitations des choses sont des outils fort utiles pour trier, classer, ranger, déduire et aider à la décision, aussi bien les humains que les programmes informatiques. Il s'agit simplement de limiter leurs prétentions à cela, et en aucun cas à dire ce qui est.

Faut-il alors jeter aux orties le mot ontologie? Ou plutôt le réserver à ce qui nous parle vraiment de l'être? A la philosophie quand elle se risque à la métaphysique, mais elle s'empêtre alors souvent dans les ornières du discours logique, et retombe dans le piège susdit. Seule peut-être la poésie peut prétendre atteindre à l'ontologie, ou du moins nous indiquer où elle réside. En nous parlant du plus profond de l'expérience de l'être, elle sait traverser les limites des choses pour retisser le monde dans le sens du texte, lui aussi constitué de lignes ... mais nous en parlerons la prochaine fois.

Le lecteur anglophone pourra lire en complément sur le caractère mouvant des limites des choses, et l'importance de pouvoir les traverser The moving shores of things (à traduire ici prochainement).

dimanche 10 janvier 2016

Cosmographie en orange et bleu

La fable d'aujourd'hui est particulièrement dédiée à mes amis et anciens bons collègues ontologistes, qui j'espère ne m'en voudront pas trop de malmener un peu le tout premier d'entre eux. Elle est illustrée par des barbouillages que j'ai quelques scrupules à montrer après vous avoir parlé de Shitao dans le billet précédent, mais pour ma défense ces illustrations sont présentes ici à des fins exclusivement pédagogiques, dans la tradition de celles de Kipling dans les Histoires comme çà dont je ne me lasserai jamais. Heureusement instruit par Saint-Exupéry, autre illustrateur amateur fameux d'histoires pour enfants, et ses mésaventures avec les dessins de boas ouverts et fermés, ayant quelques adultes parmi mes lecteurs je sais qu'il vaut mieux tout leur expliquer. Donc, comme l'auteur du Petit Prince je pense prudent de corriger ma dédicace.
A mes amis ontologistes lorsqu'ils étaient petits enfants
Après ces précautions oratoires, venons-en à l'histoire proprement dite. Comme nous l'avons vu dans le billet précédent, la séparation du monde commence par un unique trait de pinceau. Le dessin numéro 1 ci-dessous représente la scène capturée en direct de sa fenêtre par le premier ontologiste. 


Premier jour

Les enfants, comme les adultes un peu cultivés et imaginatifs reconnaîtront avec un minimum de bonne volonté en haut le Ciel et en bas la Terre, séparés par l'unique trait de pinceau et la parole du créateur (qu'on n'entend pas parce que les images parlantes n'avaient pas encore été inventées). On voit qu'au premier jour la Terre était orange et le Ciel était bleu, c'était bien avant que Paul Eluard ne vienne s'en mêler.

Le premier ontologiste, émerveillé par cette vision, illuminé par la simplicité et la puissance du Logos qui se manifestait ainsi sous ses yeux, se mit aussitôt à parler tous les langages du Web sémantique. Il passa le deuxième jour à travailler pour décrire au format OWL la totalité du monde, la valida avec un raisonneur, vit que cela était bon, l'appela version 1.0 et dormit en paix jusqu'au matin du troisième jour. [1]

Il ouvrit grand sa fenêtre pour profiter du premier vrai matin, et vit à peu près ce que j'ai essayé de représenter dans le dessin numéro 2. Le monde commençait à se remplir de la rumeur des vagues qui se brisaient sur les rivages que le pinceau du créateur venaient juste de tracer, et du bruissement des arbres qui déjà travaillaient à renouer le Ciel avec la Terre, pour éviter qu'il ne s'envole, arraché par les vents qui maintenant soufflaient de la mer. [2] 


Troisième jour

Il se frotta les yeux et recula un peu jusqu'à ne plus voir dans le cadre de sa fenêtre que ce qui est délimité par le rectangle au centre du dessin. Rassuré mais un peu perturbé quand même, il referma la fenêtre pour mieux se concentrer et prépara un grand pot de café. Il se disait que sa représentation était encore trop compliquée. Il venait d'inventer le rasoir d'Okham et se répétait en boucle et en latin Pluralitas non est ponenda sine necessitate, trouvant étrange que le créateur ait eu besoin de quatre classes, une propriété et deux individus (ce qui fait sept entités) pour simplement couper le monde en deux, même si sept est un nombre magique. Et il s'inquiétait vaguement ce que pourraient être les choses susceptibles de peupler la Terre et le Ciel, et qu'on ne pouvait distinguer que par la couleur, même si le modèle n'exigeait pas que ces classes soient explicitement instanciées. Non, vraiment son ontologie version 1.0 ne rendait pas compte de la simplicité extrême du premier trait de pinceau. 

Au septième jour, après bien des nuits sans sommeil et de multiples tentatives de représentation dont malheureusement on a perdu toute trace, il aboutit à la version 2.0. Il avait enfin compris que Terre et Orange n'était que des noms différents pour la même entité, et de même pour Ciel et Bleu, et que finalement il suffisait d'une classe Chose avec deux instances distinctes, ce qui fait trois entités, un nombre aussi sacré que sept.

Content du résultat, il se dit qu'il méritait un peu de repos et rouvrit enfin sa fenêtre. La Terre était couverte de prairies et de forêts grouillant de dix mille espèces d'animaux et de bestioles, les branches des arbres comme autant de traits de pinceaux coloraient le Ciel qu'ils avaient réussi à raccrocher à la Terre dans toutes les nuances de vert, et volaient en tous sens des oiseaux multicolores. Un peu étourdi par toute cette agitation, il sortit marcher un peu, se disant que le Diable avait semé la confusion dans la perfection initiale de la Création. Au milieu du jardin, sous un arbre magnifique, il rencontra une femme qui lui tendit en souriant un fruit bleu comme une orange ...

Notes

[1] Grâce à l'infatigable +Kingsley Idehen nous avons retrouvé le fichier original caché dans le Linked Open Data Cloud des deux versions de cette ontologie. Ce sont donc les plus anciens triplets connus à ce jour, qui révèlent au passage que le premier ontologiste parlait français en Turtle (et vice-versa). Pour les curieux qui parlent OWL, elles sont recopiées ci-dessous. Pour être complet, signalons que +Pierre-Yves Vandenbussche et +Ghislain Atemezing ont refusé d'inclure cette ontologie dans la base de données Linked Open Vocabularies malgré son importance historique manifeste, sous prétexte que son URI n'est pas déréférençable, qu'elle ne contient aucune métadonnée, n'est liée à aucun autre vocabulaire du Web sémantique, ne contient aucun libellé en langage naturel, ne semble plus maintenue, et qu'enfin son auteur est injoignable. 

[2] L'histoire des arbres qui travaillent à nouer le ciel et la terre, dans un dur combat contre le vent mauvais qui veut les séparer, je l'emprunte à Pierre Jakez Hélias qui la met, magnifiquement racontée, dans la bouche de son grand-père Alain le Goff (in Le cheval d'orgueil, pp 94-95).

Ontologies OWL du Ciel bleu et de la Terre orange. 

Version 1.0 (premier jour)

@prefix owl: <http://www.w3.org/2002/07/owl#> .
@prefix ob: <http://onto.org/ob#> .

ob:Couleur
a  owl:Class ;
owl:equivalentClass [ a owl:Class ;
                                owl:oneOf ( ob:Orange  ob:Bleu )  ] . 

ob:aPourCouleur  
a  owl:ObjectProperty .

ob:Terre  
a  owl:Class ;
owl:equivalentClass [ a owl:Restriction ;
                                        owl:onProperty ob:aPourCouleur ;
                                        owl:hasValue  ob:Orange ] .   
ob:Ciel  
a  owl:Class ;
owl:equivalentClass [ a owl:Restriction ;
                                        owl:onProperty ob:aPourCouleur ;
                                        owl:hasValue  ob:Bleu ] . 
owl:Thing   owl:disjointUnionOf  ( ob:Ciel    ob:Couleur   ob:Terre ) .

Version 2.0 (septième jour)

@prefix owl: <http://www.w3.org/2002/07/owl#> .
@prefix ob: <http://onto.org/ob#> .

owl:Thing
a  owl:Class ;
owl:equivalentClass [ a owl:Class ;
                                owl:oneOf ( ob:Ciel  ob:Terre )  ] . 

ob:Terre  owl:sameAs  ob:Orange ;
 owl:different From ob:Ciel .

ob:Ciel  owl:sameAs  ob:Bleu .

vendredi 8 janvier 2016

Toute chose commence par un trait

Les propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère (alias Shitao) est un traité majeur sur la peinture classique chinoise, composé dans les toutes premières années du 18ème siècle. Disponible dans une très belle version française richement commentée par Pierre Ryckmans, c'est une lecture hautement recommandable, excellente introduction à la philosophie qui sous-tend l'art subtil du pinceau et de l'encre. Le texte bilingue brut est disponible en ligne ici (attention, sans indication de droits d'auteur et sans les commentaires, sauf exception, voir plus bas).


Comme l'illustre la reproduction ci-dessus d'une œuvre de Shitao, il n'y a dans l'art graphique chinois classique aucune séparation entre peinture, calligraphie et poésie. C'est le même pinceau et la même encre qui est utilisée, le poème partage avec la représentation du sujet le même espace pictural et la même technique de trait. Peindre ou écrire, c'est le même geste poétique. La peinture est souvent qualifiée par les classiques de "poème qui a une forme visible", et le poème de "peinture sans forme visible", ou selon la formule du peintre et poète (bien plus ancien que Shitao) Wang Wei,
Au centre de toute peinture il y a poésie, au centre de toute poésie il y a peinture.
Cet art indivisible est fondé, nous dit Shitao dans le premier chapitre de son traité, sur l'unique trait de pinceau  一畫 (yī  huà), une expression qui relève de la mise en abyme, puisque son premier caractère (yī : un, unique, unité) est formé on ne peut plus simplement de cet unique trait de pinceau lui-même. Ryckmans consacre de nombreux paragraphes de commentaires passionnants à cette expression et à son importance à la fois esthétique et philosophique dans son contexte d'origine, et on pourra lire ces commentaires ici encore à défaut d'avoir accès au livre complet.

Remarquons ici de façon un peu banale que la plupart sinon tous les systèmes d'écriture sont construits, comme le chinois, sur des lignes ou des traits. Une explication pratique simple tient aux premiers outils d'écriture, bâtons traçant des signes dans le sable ou la poussière du sol, stylets pour graver la pierre ou l'argile, plumes de roseau ou de bambou, tous instruments adaptés à tracer des lignes. L'encoche du berger sur le bâton, le "clou" du comptable babylonien sur la tablette d'argile, le trait de plume du lettré chinois, autant d'avatars de ce geste simple et universel. D'ailleurs la plupart des systèmes de numération, des plus primitifs aux plus modernes utilisent un simple trait, horizontal ou vertical, pour représenter le nombre 1. L'usage du trait représentant l'unicité et l'unité déborde donc largement  du contexte chinois.

Cependant le trait du caractère chinois a cela de particulier qu'il ne semble pas une production arbitraire et a priori de l'art humain. A l'origine encore obscure et controversée des caractères chinois, on trouverait selon certains auteurs, les fractures formées par le feu sur les os ou carapaces d'animaux sacrifiés, interprétées à des fins divinatoires. Les signes ainsi formés auraient par la suite été recopiés et stylisés sur les mêmes supports (omoplates de bétail ou carapaces de tortues), puis utilisés et codifiés pour représenter des situations, des scènes et symboles liées au rituel de divination, et finalement (mais bien plus tard) pour encoder le langage parlé. Les caractères garderont de ces origines divinatoires la flexibilité, la polysémie et le sens de l'ellipse qui font toute la saveur et la difficulté d'interprétation des textes chinois anciens. Cette origine du trait, puis du caractère composé de traits, et finalement des mots et des choses que le caractère signifie ou évoque, reste profondément ancrée dans la culture classique chinoise.

Shitao nous dit aussi que l'art de l'unique trait se fonde après la "dispersion" de la "très grande simplicité" qui existait dans la haute antiquité. Le caractère utilisé pour représenter la simplicité (朴) est composé d'une partie gauche signifiant arbre (木) et d'une partie droite signifiant fissure, ligne (卜) et qui désigne en particulier les fameuses fissures divinatoires des os ou carapaces. L'interprétation-traduction philosophique possible de toute cette affaire est que le travail du peintre-calligraphe-poète est de saisir dans son geste, sans les contrarier mais en s'en imprégnant de tout son corps et de tout son esprit, les lignes changeantes de la nature. Le geste du peintre, nécessaire à la représentation des "dix mille êtres", doit être extrêmement libre tout en respectant et mettant en valeur ces lignes naturelles. Ce que le peintre capture dans son trait, c'est un moment fugitif, quelques rides sur l'océan du Dao, dont la dynamique essentielle ne doit pas être figée, en particulier par la reproduction scolaire de procédés des maîtres anciens. 

La peinture-écriture est donc toujours poésie, et le texte chinois, même quand on peut le qualifier de philosophique, use et abuse de procédés poétiques. Et la dialectique de la séparation par le trait de pinceau d'une nature par essence inséparable se retrouve aussi dans la séparation par les mots. Les concepts véhiculés par les caractères sont eux aussi des traits de séparation, suivant au mieux les lignes, les rides à la surface du monde, toutes choses mouvantes qui n'ont en aucun cas le statut ontologique fort et absolu de nos idées platoniciennes. Donc ces "choses" sont forcément sujettes à interprétations diverses, discussions, redéfinitions, consensus ou disputes plus ou moins aimables entre lettrés. De nombreux faits de langue l'attestent. Ainsi, l'expression 是非 (shì fēi), littéralement "être - ne pas être", désignera toute discussion du bien et du mal, du vrai et du faux, du bon et du mauvais, pour finalement signifier aussi "discorde", indiquant bien que sur ces questions ontologiques, on ne parviendra jamais à se mettre d'accord. De même deux caractères très proches dans leur graphie et strictement homophones, 辨 et 辩 (biàn) signifient respectivement "distinguer, dissocier" et  "débattre, argumenter", ce dernier souvent dans un sens plutôt péjoratif, similaire à notre "couper les cheveux en quatre". 

Comme un bloc de bois, la réalité de notre expérience peut donc être découpée par le langage et la pensée de toutes sortes de façons, mais pas n'importe comment, comme l'écrit Umberto Eco dans Kant et l'Ornythorinque (ch 1.11) 
... il y a, dans le magma du continuum, des lignes de résistance et des possibilités de flux, comme des nervures du bois ou du marbre qui facilitent la coupe dans telle direction plutôt que dans telle autre.
Comme le trait de pinceau de Shitao, le langage doit pour faire senssuivre le sens du fil

jeudi 7 janvier 2016

En guise de re-présentation

Après une assez longue absence de la blogosphère francophone, bientôt trois années que Leçons de Choses a cessé d'être alimenté, l'espace d'écriture inauguré ici avec la nouvelle année est destiné à combler cette lacune, en reprenant et prolongeant dans ma langue maternelle les lignes de réflexion toujours vivantes et mouvantes de in other words. S'il ne faut pas attendre d'un jeune retraité des contenus techniques ou des réactions à l'actualité des technologies sémantiques, il n'y aura pour autant pas de véritable rupture dans les lignes de réflexion, plutôt des inflexions nouvelles. Il sera toujours et encore question ici de choses et de leur représentation-traduction, des signes et des langages en général, et de l'écriture en particulier.

Quelques mots sur le titre du blog, choses autrement dites. C'est bien sûr un rappel de son pendant anglophone, mais la déclinaison au féminin pluriel n'est pas anodine. Contre tous les avatars mortifères, déclinés au masculin singulier, du monologisme, on défendra ici la pluralité et la mouvance des choses, l'ambiguïté et la polysémie contre l'interprétation unique, en préférant toujours la métaphore à l'explication analytique.

Les premiers billets en préparation seront une suite de propos sur les lignes. Lignes de séparation, de circulation, de rencontre et d'échange, lignes d'écriture, traits de plume ou de pinceau, sentiers et autres traces. Lignes à suivre, donc ...