mardi 12 janvier 2016

Sur le rivage des choses

De notre fable du ciel et de la terre en orange et bleu on peut tirer de multiples fils de réflexion. Celui que nous suivrons aujourd'hui va tenter de clarifier l'utilisation des termes ontologie et ontologiste dans cette histoire, et le danger que constitue l'usage de ces mots dans le contexte des technologies de l'information. Cet usage est considéré par beaucoup comme regrettable, mais il est établi.
Ce danger que j'appellerai pour faire court l'illusion ontologique, c'est de croire qu'on sait ce qu'est une chose quand on n'a fait que décrire ce qui permet de la distinguer d'autre(s) chose(s). Dire ce qu'est la chose qu'on a ainsi délimitée serait au sens strict de l'ordre de l'ontologie, mais ce que nous désignons ainsi dans l'acception moderne du terme est un ensemble de règles logiques qui permettent de délimiter des frontières, distinguer ceci de cela, en bref décrire formellement dans un langage logique (donc utilisable par des machines) les lignes de séparation définies ou suivies par le langage naturel. Notre propos ici est de montrer que de telles constructions ne disent rien sur l'essence, sur ce qui constitue l'être des choses ainsi séparées, et donc ne méritent pas le nom d'ontologie.

Illustrons par l'exemple de notre fable. Quand le trait du démiurge sépare le Ciel Bleu de la Terre Orange par un trait et deux couleurs, il ne dit pas ce qu'est le Ciel ni ce qu'est la Terre, pas plus qu'il ne dit ce que sont ces couleurs en particulier, ni la couleur en général. L'acte créateur est le geste de séparation, pas la définition de l'essence des choses séparées. On ne sait pas d'ailleurs si ce geste suit une ligne de fracture préexistante, autrement dit si les couleurs ou le Ciel et la Terre pré-existent au trait qui les sépare, ou si les choses séparées sont créées ex nihilo dans ce même geste par un démiurge transcendant sa création. Question difficile et sur laquelle aussi bien les textes chinois que la Bible donnent des indications évasives ou contradictoires, mais dont la réponse au fond ne change rien à ce qui nous occupe aujourd'hui. Le geste créateur a un sens dans lequel il tranche, mais la question ontologique de ce dans quoi il tranche, et l'essence de ce qu'il sépare, semble rester en dehors du champ de ce geste.

Ce vide ontologique est-il un problème? Ce n'en est pas un si la question pratique est de distinguer les choses les unes des autres, et de mettre fin au chaos indifférencié, une distinction que l'ontologiste  (ou prétendu tel) traduit de façon légitime en axiomes opérationnels. 
S'il fait Orange, alors je suis sur Terre. S'il fait Bleu, alors je suis au Ciel.
Et puisque dans cet univers du premier jour il n'y a rien d'autre que ces deux espaces avec chacun leur couleur, il pense avoir épuisé le sujet de la représentation du monde, alors qu'il n'a fait que formaliser les limites tracées par le geste créateur, et ayant tout dit ce qu'on pouvait dire de la Terre et du Ciel, et de leurs couleurs, il croit avoir dit ce qu'est le Ciel (ce qui est Bleu) et ce qu'est la Terre (ce qui est Orange).

Tel celui qui ne dirait de l'océan que ses rivages. Heureusement le langage n'est pas prisonnier de la limite des choses, et en se faisant poésie il peut dire et redire si besoin était que les choses et les êtres ainsi distingués par la logique ont bien plus d'être en commun que de traits qui les séparent, et que ces lignes de séparation elles-mêmes font partie de leur être ensemble.


Sur le rivage mouvant des choses

Est-ce à dire que le travail du soi-disant ontologiste, qu'il nous faudrait rebaptiser peut-être d'un nom plus modeste comme délimiteur des choses, est inutile? Certainement pas! Les soi-disant ontologies renommées délimitations des choses sont des outils fort utiles pour trier, classer, ranger, déduire et aider à la décision, aussi bien les humains que les programmes informatiques. Il s'agit simplement de limiter leurs prétentions à cela, et en aucun cas à dire ce qui est.

Faut-il alors jeter aux orties le mot ontologie? Ou plutôt le réserver à ce qui nous parle vraiment de l'être? A la philosophie quand elle se risque à la métaphysique, mais elle s'empêtre alors souvent dans les ornières du discours logique, et retombe dans le piège susdit. Seule peut-être la poésie peut prétendre atteindre à l'ontologie, ou du moins nous indiquer où elle réside. En nous parlant du plus profond de l'expérience de l'être, elle sait traverser les limites des choses pour retisser le monde dans le sens du texte, lui aussi constitué de lignes ... mais nous en parlerons la prochaine fois.

Le lecteur anglophone pourra lire en complément sur le caractère mouvant des limites des choses, et l'importance de pouvoir les traverser The moving shores of things (à traduire ici prochainement).

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