Les propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère (alias Shitao) est un traité majeur sur la peinture classique chinoise, composé dans les toutes premières années du 18ème siècle. Disponible dans une très belle version française richement commentée par Pierre Ryckmans, c'est une lecture hautement recommandable, excellente introduction à la philosophie qui sous-tend l'art subtil du pinceau et de l'encre. Le texte bilingue brut est disponible en ligne ici (attention, sans indication de droits d'auteur et sans les commentaires, sauf exception, voir plus bas).
Image Wikimedia Commons
Comme l'illustre la reproduction ci-dessus d'une œuvre de Shitao, il n'y a dans l'art graphique chinois classique aucune séparation entre peinture, calligraphie et poésie. C'est le même pinceau et la même encre qui est utilisée, le poème partage avec la représentation du sujet le même espace pictural et la même technique de trait. Peindre ou écrire, c'est le même geste poétique. La peinture est souvent qualifiée par les classiques de "poème qui a une forme visible", et le poème de "peinture sans forme visible", ou selon la formule du peintre et poète (bien plus ancien que Shitao) Wang Wei,
Au centre de toute peinture il y a poésie, au centre de toute poésie il y a peinture.
Cet art indivisible est fondé, nous dit Shitao dans le premier chapitre de son traité, sur l'unique trait de pinceau 一畫 (yī huà), une expression qui relève de la mise en abyme, puisque son premier caractère (yī : un, unique, unité) est formé on ne peut plus simplement de cet unique trait de pinceau lui-même. Ryckmans consacre de nombreux paragraphes de commentaires passionnants à cette expression et à son importance à la fois esthétique et philosophique dans son contexte d'origine, et on pourra lire ces commentaires ici encore à défaut d'avoir accès au livre complet.
Remarquons ici de façon un peu banale que la plupart sinon tous les systèmes d'écriture sont construits, comme le chinois, sur des lignes ou des traits. Une explication pratique simple tient aux premiers outils d'écriture, bâtons traçant des signes dans le sable ou la poussière du sol, stylets pour graver la pierre ou l'argile, plumes de roseau ou de bambou, tous instruments adaptés à tracer des lignes. L'encoche du berger sur le bâton, le "clou" du comptable babylonien sur la tablette d'argile, le trait de plume du lettré chinois, autant d'avatars de ce geste simple et universel. D'ailleurs la plupart des systèmes de numération, des plus primitifs aux plus modernes utilisent un simple trait, horizontal ou vertical, pour représenter le nombre 1. L'usage du trait représentant l'unicité et l'unité déborde donc largement du contexte chinois.
Cependant le trait du caractère chinois a cela de particulier qu'il ne semble pas une production arbitraire et a priori de l'art humain. A l'origine encore obscure et controversée des caractères chinois, on trouverait selon certains auteurs, les fractures formées par le feu sur les os ou carapaces d'animaux sacrifiés, interprétées à des fins divinatoires. Les signes ainsi formés auraient par la suite été recopiés et stylisés sur les mêmes supports (omoplates de bétail ou carapaces de tortues), puis utilisés et codifiés pour représenter des situations, des scènes et symboles liées au rituel de divination, et finalement (mais bien plus tard) pour encoder le langage parlé. Les caractères garderont de ces origines divinatoires la flexibilité, la polysémie et le sens de l'ellipse qui font toute la saveur et la difficulté d'interprétation des textes chinois anciens. Cette origine du trait, puis du caractère composé de traits, et finalement des mots et des choses que le caractère signifie ou évoque, reste profondément ancrée dans la culture classique chinoise.
Shitao nous dit aussi que l'art de l'unique trait se fonde après la "dispersion" de la "très grande simplicité" qui existait dans la haute antiquité. Le caractère utilisé pour représenter la simplicité (朴) est composé d'une partie gauche signifiant arbre (木) et d'une partie droite signifiant fissure, ligne (卜) et qui désigne en particulier les fameuses fissures divinatoires des os ou carapaces. L'interprétation-traduction philosophique possible de toute cette affaire est que le travail du peintre-calligraphe-poète est de saisir dans son geste, sans les contrarier mais en s'en imprégnant de tout son corps et de tout son esprit, les lignes changeantes de la nature. Le geste du peintre, nécessaire à la représentation des "dix mille êtres", doit être extrêmement libre tout en respectant et mettant en valeur ces lignes naturelles. Ce que le peintre capture dans son trait, c'est un moment fugitif, quelques rides sur l'océan du Dao, dont la dynamique essentielle ne doit pas être figée, en particulier par la reproduction scolaire de procédés des maîtres anciens.
La peinture-écriture est donc toujours poésie, et le texte chinois, même quand on peut le qualifier de philosophique, use et abuse de procédés poétiques. Et la dialectique de la séparation par le trait de pinceau d'une nature par essence inséparable se retrouve aussi dans la séparation par les mots. Les concepts véhiculés par les caractères sont eux aussi des traits de séparation, suivant au mieux les lignes, les rides à la surface du monde, toutes choses mouvantes qui n'ont en aucun cas le statut ontologique fort et absolu de nos idées platoniciennes. Donc ces "choses" sont forcément sujettes à interprétations diverses, discussions, redéfinitions, consensus ou disputes plus ou moins aimables entre lettrés. De nombreux faits de langue l'attestent. Ainsi, l'expression 是非 (shì fēi), littéralement "être - ne pas être", désignera toute discussion du bien et du mal, du vrai et du faux, du bon et du mauvais, pour finalement signifier aussi "discorde", indiquant bien que sur ces questions ontologiques, on ne parviendra jamais à se mettre d'accord. De même deux caractères très proches dans leur graphie et strictement homophones, 辨 et 辩 (biàn) signifient respectivement "distinguer, dissocier" et "débattre, argumenter", ce dernier souvent dans un sens plutôt péjoratif, similaire à notre "couper les cheveux en quatre".
Comme un bloc de bois, la réalité de notre expérience peut donc être découpée par le langage et la pensée de toutes sortes de façons, mais pas n'importe comment, comme l'écrit Umberto Eco dans Kant et l'Ornythorinque (ch 1.11)
... il y a, dans le magma du continuum, des lignes de résistance et des possibilités de flux, comme des nervures du bois ou du marbre qui facilitent la coupe dans telle direction plutôt que dans telle autre.
Comme le trait de pinceau de Shitao, le langage doit pour faire sens, suivre le sens du fil.
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