jeudi 14 janvier 2016

Des mots en robe de mariée

Si les termes que nous employons pour délimiter les choses suivent ou créent (voir les billets précédents) les lignes de fracture dans le continuum de notre expérience du monde, le texte est bien le moyen privilégié, sinon le seul, de réconcilier, réparer, retisser ce que les termes ont séparé. 

Les mots eux-mêmes d'ailleurs nous le disent si nous prenons le temps de les interroger sur leurs origines. Le mot texte, comme ses cousins textile et texture mais aussi tisser et tissu, ont leur origine dans le verbe latin texo qui comme l'indique le Wiktionnaire signifie assembler, composer, tisser, au sens propre comme au sens figuré composer, construire une histoire. En remontant plus loin vers les racines indo-européennes, on trouve une racine commune avec le grec ancien τέχνη, dont sont dérivés technique, technologie, mais aussi architecture, toutes manières de remettre ensemble les fils de choses disparates. Notre usage des mots est donc semblable à ce cycle allant de la séparation des fibres du monde vivant (fils de laine, de chanvre, de lin, de coton, de soie, tous arrachés aux animaux ou aux végétaux avant l'invention des fibres de synthèse), à la réparation par le tissage. 

Mais que faut-il à un texte pour être bien tissé? Le texte doit bien marier les mots pour vivre longtemps. Un bon mariage signifie non seulement que les mariés vont bien ensemble, mais que leur union et leur future famille s'insérera aussi harmonieusement dans le tissu social. Il en est de même pour le texte. Non seulement les mots doivent être en harmonie à l'intérieur du texte, mais le tissage de celui-ci avec les textes qui le précèdent, l'entourent, et le suivront, doit être également harmonieux et solide. Car il n'est de texte heureux qui ne soit tissé à l'histoire de tous les textes, pas plus que de mariage heureux qui ne s'insère dans le tissu des générations.

Dans The Brave New Text+Teodora Petkova va plus loin dans la métaphore (déjà commentée l'an dernier, en anglais, ici), avec la vieille comptine anglaise des "quatre choses" que doit porter la mariée le jour de ses noces, pour que le mariage soit heureux.
Something old, something new, something borrowed, something blue
Quelque chose de vieux. C'est bien sûr la langue utilisée, puisque la plupart de nos mots sont vieux de plusieurs siècles, en tout cas bien plus vieux que ceux qui les utilisent. Et nous réécrivons, nous traduisons, nous ravaudons souvent de vieilles étoffes usées jusqu'à la trame, et c'est ni plus ni moins ce qui se passe ici.

Quelque chose de neuf. C'est évidemment indispensable pour éviter le plagiat ou la simple redite, mais ce peut être simplement un style, une façon nouvelle de redire les veilles choses. La mariée peut-elle porter uniquement du vieux agencé de façon nouvelle? Admettons ici que cela compte pour quelque chose de neuf. Car les matériaux neufs, les mots vraiment nouveaux sont rares, apanage des poètes et des terminologues, qui ont la permission, comme le disait si bien Julos Beaucarne dans son inoubliable commentaire du "Ô Lac" de Lamartine.

Quelque chose d'emprunté. C'est encore plus évident que le vieux ou le neuf. Aucun mot ne nous appartient en propre, et nous empruntons à nos lectures les images, les tournures de style, les citations explicites ou implicites, volontaires ou non. Chaque emprunt est aussi un lien du texte vers ses origines, racines multiples qui s'enfoncent dans le terreau vivant de la langue et de la littérature.

Quelque chose de bleu. Je laisserai volontiers ici la place à Jean-Michel Maulpoix et sa magnifique Histoire de bleu. Pour simplement y ajouter qu'au début du Web, rappelez-vous les premiers navigateurs, les liens hypertextes (un qualificatif de plus en plus oublié) étaient toujours en bleu. Le bleu est donc la couleur qui prolonge le texte plus loin, la couleur de l'horizon de la page, derrière lequel s'étend l'infinie sérendipité de la lecture. Les feuilles de style permettent depuis longtemps d'afficher les liens dans n'importe quelle couleur, mais quelques irréductibles restent fidèles au style original, comme mon plus vieux favori Astronomy Picture of the Day qui n'a pas plus changé le style de son texte que son adresse depuis son lancement il y a plus de vingt ans.

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