Dans un billet précédent nous avons évoqué la place finalement assez réduite que semble tenir dans l'intelligence humaine le raisonnement logique formel conscient, par rapport à la reconnaissance de situations et la réponse par des comportements appropriés. Cette intelligence construite par apprentissage préexiste au langage, nous la partageons en grande partie avec les animaux, et maintenant avec les machines qui apprennent. Qu'elle soit naturelle ou artificielle, elle nécessite en arrière-plan une mémoire importante, le stockage d'un grand nombre de situations de référence. Mais de quel genre de mémoire s'agit-il, celle qui nous permet de reconnaître les chats, de ne pas nous perdre dans nos maisons, nos villes, nos jardins et nos campagnes, de prononcer un avis d'expert, ou de gagner (de temps en temps) une partie de Go?
On l'appellerait volontiers ici, pour respecter l'esprit des lieux, la mémoire des états de choses, mais il semble que l'expression employée dans la littérature pour ce type de mémoire soit mémoire situationnelle. Une recherche sur cette expression est d'ailleurs très instructive, les résultats mêlant discours philosophique, charabia technico-socio-commercial sur la captation de l'attention des internautes, et jusqu'à un brevet déposé par Google. On peut se demander d'ailleurs si tous ces auteurs connaissent l'étendue des emplois de cette expression en-dehors de leur domaine, ou si chacun l'a réinventée dans son jargon.
Mais qu'est-ce qu'une mémoire des situations, sinon avant tout une mémoire de territoires? Un territoire c'est bien sûr un espace, mais il ne se réduit pas à ses aspects géographiques ou cartographiques. Un territoire dans notre mémoire c'est un état de choses, un ensemble complexe et unique de sensations, de signes et de repères visuels, auditifs, olfactifs et même tactiles, que nous pouvons évoquer ou reconnaître sans avoir besoin de le nommer, et à y bien regarder indépendant du temps et de la chronologie. Nous connaissons tous cette sensation au retour en un lieu connu mais quitté depuis longtemps que le temps ne s'est pas écoulé, que l'état des choses n'a pas changé en dépit du temps, à quelques petits ajustements près. Et c'est là une caractéristique essentielle de cette mémoire des états de choses, des territoires, d'être fondamentalement anachronique au sens littéral, de traverser le temps, de se moquer de la chronologie.
L'autre mémoire, la mémoire historique, celle des événements et de leur logique doit se construire sur le langage, elle s'évanouit plus facilement, elle a besoin d'être racontée encore et encore, un récit toujours incomplet et sujet à controverses, car il nous faut sans cesse des preuves que tel événement était avant ou après celui-là, que telle personne ou chose pouvait ou non y être présente. Bien sûr la mémoire constituée en récit a l'avantage de pouvoir s'écrire, se conserver, se transmettre de génération en génération. Par la magie de l'écriture, du roman, de la poésie, elle permet même d'évoquer, et de laisser entrevoir les territoires de l'autre mémoire, sans pouvoir les capturer entièrement. Aussi chaque lecteur du récit les reconstruit et les incorpore à ceux de sa propre mémoire. Ainsi vit, grandit et se tisse en nous ce qu'il y a de plus fondamental, de plus profond, et qui résiste le mieux à l'oubli et à l'usure du temps. Cette mémoire anachronique est au bout du compte pour chacun de nous la seule preuve solide de la pérennité de son existence.
On l'appellerait volontiers ici, pour respecter l'esprit des lieux, la mémoire des états de choses, mais il semble que l'expression employée dans la littérature pour ce type de mémoire soit mémoire situationnelle. Une recherche sur cette expression est d'ailleurs très instructive, les résultats mêlant discours philosophique, charabia technico-socio-commercial sur la captation de l'attention des internautes, et jusqu'à un brevet déposé par Google. On peut se demander d'ailleurs si tous ces auteurs connaissent l'étendue des emplois de cette expression en-dehors de leur domaine, ou si chacun l'a réinventée dans son jargon.
Mais qu'est-ce qu'une mémoire des situations, sinon avant tout une mémoire de territoires? Un territoire c'est bien sûr un espace, mais il ne se réduit pas à ses aspects géographiques ou cartographiques. Un territoire dans notre mémoire c'est un état de choses, un ensemble complexe et unique de sensations, de signes et de repères visuels, auditifs, olfactifs et même tactiles, que nous pouvons évoquer ou reconnaître sans avoir besoin de le nommer, et à y bien regarder indépendant du temps et de la chronologie. Nous connaissons tous cette sensation au retour en un lieu connu mais quitté depuis longtemps que le temps ne s'est pas écoulé, que l'état des choses n'a pas changé en dépit du temps, à quelques petits ajustements près. Et c'est là une caractéristique essentielle de cette mémoire des états de choses, des territoires, d'être fondamentalement anachronique au sens littéral, de traverser le temps, de se moquer de la chronologie.
L'autre mémoire, la mémoire historique, celle des événements et de leur logique doit se construire sur le langage, elle s'évanouit plus facilement, elle a besoin d'être racontée encore et encore, un récit toujours incomplet et sujet à controverses, car il nous faut sans cesse des preuves que tel événement était avant ou après celui-là, que telle personne ou chose pouvait ou non y être présente. Bien sûr la mémoire constituée en récit a l'avantage de pouvoir s'écrire, se conserver, se transmettre de génération en génération. Par la magie de l'écriture, du roman, de la poésie, elle permet même d'évoquer, et de laisser entrevoir les territoires de l'autre mémoire, sans pouvoir les capturer entièrement. Aussi chaque lecteur du récit les reconstruit et les incorpore à ceux de sa propre mémoire. Ainsi vit, grandit et se tisse en nous ce qu'il y a de plus fondamental, de plus profond, et qui résiste le mieux à l'oubli et à l'usure du temps. Cette mémoire anachronique est au bout du compte pour chacun de nous la seule preuve solide de la pérennité de son existence.
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