Cette image est depuis quelques années mon avatar sur le Web. Ce choix n'est pas fortuit, ce n'est pas juste une belle image de montagne, c'est - si j'ose employer cette formule un peu arrogante - une métaphore de la sémiotique. Elle tente d'illustrer ce que Willard Van Orman Quine a nommé dès 1960 dans son ouvrage “Word and Object” (Le Mot et la Chose) l'inscrutabilité de la référence. Sa légende est bien sûre empruntée à René Magritte et à sa Trahison des Images (au passage il vous reste un peu plus d'un mois pour ne pas rater l'exposition éponyme qui lui est consacrée au Centre Pompidou).
Ceci n'est pas une trace
Cette image nous fait signe. A chacun de nous, suivant son vécu et sa culture, elle évoquera quelque chose de différent, ou rien du tout. Mais que désigne cette image? Autrement dit à quoi fait-elle référence? Si on la soumet à un logiciel de reconnaissance de forme un peu malin, comme Google Show and Tell, (ou celui qui est implémenté nativement dans votre cerveau) on aura sans doute une réponse du genre "Paysage de montagne en hiver, avec trace de promeneur". Peut-être même le logiciel arrivera-t-il à distinguer qu'il s'agit d'une trace de raquettes et non de skis, et qu'il est passé là plus d’une personne. La résolution de l’image, et l’état de la trace elle-même ne sont sans doute pas suffisantes pour dire à coup sûr dans quel sens la trace a été parcourue, et par combien de personnes.
Maintenant reculons d’un pas. Quelqu'un a pris cette photographie. Est-ce qu’il suit cette trace que d’autres ont laissée? Est-ce qu’il fait partie d’un groupe qui a pris un peu d’avance et a fait la trace devant lui? Est-ce que c’est sa propre trace qu’il regarde en se retournant? L’auteur de la photographie pourrait sans doute répondre à ces questions en utilisant sa mémoire de ce moment et d’autres photographies de la même promenade montrant le paysage sans trace, puis quelqu'un qui fait la trace, et ceux qui le suivent à l’aller, puis leur retour peut-être. Mais il ne le fera pas, pour vous laisser avec la question.
Bien des saisons se sont succédé depuis la prise de cette image, très vite d’autres promeneurs sont passés et ont choisi de suivre cette trace comme on le fait souvent par commodité ou pour ne pas saccager davantage le manteau neigeux, puis une autre chute de neige est venue recouvrir le tout, et au printemps toutes ces traces déjà indéchiffrables sont parties joyeusement vers la vallée en suivant les torrents gonflés de la fonte des neiges. Inutile de retourner sur place pour en savoir davantage sur cette image, sinon peut-être pour voir à quoi l’endroit ressemble quand la neige a fondu.
Cette photographie est donc la trace d’une trace, numérisée dans la mémoire d’un appareil photographique, puis copiée dans un disque dur, puis téléchargée après redécoupage vers quelque serveur Web, puis insérée à nouveau dans ce document, et recopiée dans la copie que vous lisez en ce moment sur un appareil quelconque qui n’a peut-être pas encore été inventé au moment où j’écris, voire même imprimé sur du papier.
Si je choisis cette image pour me représenter, autrement dit pour faire référence à moi, on peut l’interpréter comme on veut : est-ce une trace de moi prise par quelqu'un d’autre, une trace de quelqu'un d’autre prise par moi, une trace de moi prise par moi? Peut-être rien de tout cela, je l’ai peut-être volée quelque part sur le Web parce qu’elle me parlait. J’ai vu l’image et j’ai dit "Tiens, c’est moi, ça". Au fond, peu importe. D'une façon ou d’une autre, je me désigne par cette image. Et à celui qui regarde avec attention, qui accepte d’entrer dans la métaphore, cette image en dit plus sur moi, me représente finalement mieux qu’une photo directe de ma tête avec mon meilleur sourire. Elle dit quelqu'un qui chemine, peut-être pas tout seul, parfois suivant des traces déjà ouvertes, parfois ouvrant la sienne propre. Quiconque a marché dans la neige, seul ou en groupe, saura de quoi il s’agit, à quoi je fais référence. Les autres ne capteront rien, c’est tant pis pour eux comme dans un koan Zen.
Enfin, dernière métaphore, cette image peut symboliser la volatilité des informations. Le support de la trace, que ce soit la neige, le papier ou la donnée numérisée, est voué à disparaître, et souvent avec lui toute trace de la trace si on n’a pris garde de la conserver quelque part, comme je le fais en ce moment. Je dédie donc ce billet non seulement à l’entreprise avec laquelle j'ai cheminé pendant tant d’années, et notamment au collègue soigneux qui m'a permis de retrouver le document à l'origine de ce texte alors que je n'en avais même pas conservé une copie, mais aussi à la mémoire de toutes les œuvres englouties par les ravages du temps, la fonte des neiges ou la marée montante, la bêtise humaine, les incendies, les inondations et l’obsolescence des supports, des livres brûlés de la Bibliothèque d’Alexandrie à nos pages Web disparues sans autre trace qu’une erreur 404, en passant par les programmes enregistrés sur mini-cassettes de mon premier ordinateur en 1984.
Quelles sont les leçons pratiques de cette métaphore dans nos métiers d’ingénieurs philosophiques, selon l’expression de Tim Berners-Lee chère à Alexandre Monnin? On peut considérer que toute ressource (c’est-à-dire tout ce qui peut être identifié dans un système d'information, et singulièrement sur le Web) possède peu ou prou les mêmes caractéristiques que cette image ou ce qu’elle tente de signifier, et doit être vue plus comme une référence dynamique qu’une chose figée une fois pour toutes comme un document imprimé ou un tableau accroché dans un musée. C’est pourquoi ce mot anglais très ambigu resource serait sans doute plus justement traduit en français par référence que par ressource. Sauf à prendre le mot ressource au plus près de sa racine latine resurgere, quelque chose qui resurgit quand on active sa référence (par exemple une URI appelée par une requête Web), autrement dit une chose susceptible de résurgence, voire de résurrection. Ce que la référence cherche à désigner, le référent pour parler le langage de la sémiotique, est toujours en dehors du champ du système d’information, et donc essentiellement ambigu et mobile, toujours prêt à resurgir sous une nouvelle forme.
L’aspect essentiellement insaisissable du référent est accentué par le fait que le signe est statique alors que ce qu’il désigne est en mouvement. La référence tente de capturer un aspect des choses à un moment donné, mais lorsqu'on l’utilise effectivement dans un langage ou un système d’information, les choses ont déjà changé. C'est pourquoi les modes de représentation formelles des choses (les ontologies) ont de réelles difficultés à appréhender la question de la temporalité; la relation entre la persistance du signe et l’instantanéité de la signification est quelque chose de très mal compris, et encore plus mal intégré dans nos technologies du langage et de la connaissance.
On peut aussi considérer à juste titre que la signification de la ressource ne se réalise que dans le processus de résolution de la référence. Sur le Web ce processus est devenu arbitrairement complexe, par le jeu des redirections, des fédérations et négociations de contenu, ce qui fait que la signification d’une référence n’est pas figée, elle est nouvelle à chaque fois que nous l’interrogeons. Une situation non sans analogie avec la mesure en mécanique quantique.